Source : Les Trois âges russes par Georges Nivat, éditions Fayard, relecture en cours 2015-2023
La Colonne et le Fondement
contient de vrais poèmes : poèmes du froid ou de l’automne, moments
d’épuisante ataraxie. « On frappe à la grille, je mets mes caoutchoucs, je
sors dans la nuit et la boue. J’écoute. Personne. Rentrer devient encore plus
sinistre. Que de fois je suis sorti pour ouvrir, appelé par les coups. Seul le
vent était mon hôte. » Berdiaev n’aimait pas l’orthodoxie de Florenski. Il
critiquait sévèrement ce qu’il baptisa une « orthodoxie stylisée »
mais peut-être son hostilité venait-elle plutôt de ces poèmes d’angoisse de
Florenski qui diffèrent tant du rôle que lui, Berdiaev, donne à la solitude
dans la construction de la communauté.
Les Lettres de Solovki datent
de 1934-1937. Au Goulag de l’ancien monastère de Solkvki, le détenu Florenski
n’avait pas de privilèges, bien au contraire, mais, travaillant à l’étude de
différentes algues, il avait le droit de recevoir et d’envoyer des lettres à sa
famille. Celles-ci sont adressées à son épouse, à ses fils, à quelques amis. En
somme, son vœu s’est réalisé, note-t-il avec humour : vivre au monastère,
sur une île mystérieuse, avec ses labyrinthes préhistoriques et ses énormes
blocs erratiques, son monastère forteresse.
C’est ici que, pendant deux décennies,
intellectuels, comme l’historien Likhatchov ou ecclésiastiques furent confinés,
et, pour finir, souvent abattus comme des chiens. Il étudie l’île, comme tout
ce qu’il voit et appréhende, mais son âme, dit-il, « reste sourde à cette
beauté. » Car jamais l’homme n’y a un instant de solitude, et la nature y
est souillée. Le père Paul regrette la dure vie qu’il impose à sa famille
(« parents d’un ennemi du peuple »), il refuse des colis, parle sans
fin de chimie, des sels de chrome. Là et là seulement est la beauté, ou ce
qu’il en reste…
Sa mémoire est cyclopéenne et il donne
des conférences aux ingénieurs bagnards. Ses lettres fourmillent de petites
dissertations sur Goethe et Eckermann, sur la beauté du vers chez Racine (rares
sont les Russes sensibles à Racine), sur l’esthétique matérialiste de
Tchernychevsky — le pape posthume du réalisme socialiste, mais dont la pensée
lui convient —, sur la paléobotanique ou encore sur l’Histoire d’Angleterre de
Hume, et les « réserves de férocité de colère, d’instincts destructeurs,
de haine, de rage » qu’elle révèle en l’homme.
Le livre comporte de
vraies leçons de chimie et de sciences naturelles que le lecteur béotien risque
fort de sauter. Mais l’étonnement vient d’ailleurs : l’apparente
absence de toute consolation chrétienne. Berdiaev avait noté l’absence du
visage du Christ chez Florenski. Sa foi n’est pas christocentrique et lorsqu’il
chante le « concret », ce concret qu’il apprécie chez Balzac, chez
les maîtres hollandais et plus encore dans les cristaux de sels, on s’étonne
qu’il disserte sur l’Incarnation, « précepte essentiel de la vie »,
sans référence aucune au mystère central du christianisme :
« L’incarnation, c’est recevoir en soi le monde pour former par soi-même
la matière. »
Nouveau Lucrèce ou nouveau mystique du
Créé ? Parenté secrète avec Vernadksi, inventeur de la noosphère et avec
le père Teilhard de Chardin ? Sûrement en partie. D’une part, le père de
famille qu’il était pouvait craindre de compromettre l’avenir de ses
enfants : d’autre part, le zek naturaliste qu’il se voulait rejetait
fermement le « marécage » du subjectif.
Alexeï Lossev, autre grand théologien russe qui passa par le bagne, mais en sortira vivant, ira lui aussi assez loin dans cette voie. Et c’est un des mystères de la philosophie religieuse russe : elles est passée au compresseur du socialisme scientiste et répressif jusqu’à l’esclavagisme, mais elle a conservé, en certains de ses plus géniaux penseurs, une vision globalisante, holistique, du Créé, qui lui a permis d’accepter l’inévitable, tout en préservant son innocence. À l’inverse, semble-t-il, de Blaise Pascal qui abandonne tout pour le feu qui le dévore. « L’amulette mystique », ainsi baptisée par Condorcet, est, pour Florensky, un « condensé de vie » dont sa propre théorie de la croissance fournit en somme la clé.
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