« Smutnoye vremya »

 

Source : Les Trois âges russes par Georges Nivat, éditions Fayard, relecture en cours 2015-2023

Boris tue le fils d’Ivan, le faux Dimtri tue le fils de Boris. La chaîne du tourment et de la démence est commencée : « mouka », tourment, engendre « smouta », trouble, et l’enchaînement dynastique est comme caché par le brouillard ou la nuit. Les imposteurs se succèdent. Ils dérobent le nom du souverain. Ils tuent les enfants du souverain.

Du seizième au dix-huitième siècle, la Russie a connu un nombre extraordinaire d’imposteurs qui prenaient eux-mêmes le nom (« samozvaniets ») alors que le nom doit être donné par l’Ange et qu’en Orthodoxie, le chrétien n’a qu’un nom. Seuls les moines du petit et du grand schème changent de nom parce qu’ils meurent soit une fois, soit, pour ceux du grand schème, deux fois.

Orphelin à trois ans, Ivan le Terrible n’avait pas eu de père : il était condamné à divaguer du chemin royal et monastique. Le meurtre de son fils en est la conséquence logique, de même que toute la chaîne des infanticides royaux et des impostures royales. Que Pierre le Grand ait eu lui-même les traits d’un imposteur est évident. Avec sa taille immense, sa moustache féline, son éros ambivalent, sa pince à arracher les dents toujours sous la main, ses jeux sacrilèges où l’on célébrait dans l’orgie un faux prince-pape, il fut considéré par une partie du peuple comme l’Imposteur en chef, comme l’Antéchrist.

Dans l’opéra de Moussorgski, la Khovachtchina, consacré aux Vieux-Croyants, l’action s’achève dans les forêts d’outre-Volga, quand les soldats de Pierre le Grand encerclent les pieux réfugiés et qu’ils entonnent un cantique en mettant le feu à leur bûcher, préparé par et pour eux-mêmes.

Le roman de Dimitri Mérejkovski, l’Antéchrist, Pierre et Alexis, s’ouvre sur l’annonce de l’Antéchrist : « L’Antéchrist veut régner. Lui-même, le diable des diables, n’est encore jamais venu, mais de ses petits, la terre est infectée. Les enfants préparent la voie à leur père. » On voit les fêtes impies, sacrilèges, païennes de Pierre, les orgies où tous sont contraints de se soûler à perdre l’âme. On lit le journal du tsarévitch et celui de la dame d’honneur de son épouse allemande, étonnée de voir auprès de l’église de la Trinité des têtes coupées de schismatiques plantées sur des pieux. La duchesse de Wolfenbüttle en est médusée.

Le tsarévitch s’enfuit à Vienne, est ramené en Russie par cajoleries et par force. Un procès est ouvert à Moscou contre les comploteurs réunis sous son nom. Alexeï doit assister à leur supplice : empalement, roue, rupture des membres un par un, nez ou langue coupés. Au lendemain du supplice, en place Rouge, a lieu un « concile des ivrognes. » Cependant, au fond des forêts s’embrasent les autodafés de schismatiques. C’est la « mort rouge. »

Un peu plus tard, le procès du tsarévitch commence. L’interrogatoire du fils par le père est d’une tension insoutenable. L’enfant qu’a eu Alexeï de sa maîtresse Euphrosyne est déjà dans l’alcool enfermé dans un bocal avec les « monstres » que collectionne le Tsar Pierre dans sa Kunstkamera. La scène se termine par une crise terrifiante du père. Le tsarévitch est à terre, évanoui. L’infanticide est remis.

Merejkovski nous amène à une nouvelle confrontation : « Le premier qui versera sur un billot le sang d’un fils, le sang des tsars de Russie, ce sang retombera de tête en tête jusqu’au dernier des tsars. » Lorsqu’il écrit son roman en 1904, Merejkovski ne savait pas que la prophétie serait accomplie : le dernier des tsars, sa famille, ses domestiques seront abattus dans la cave du marchand Ipatiev à Ekaterinbourg, le 17 juillet 1918.

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