Pris sur Academia.edu. Source : Le Jugement de Dieu chez Pavel Florensky et Sergueï Boulgakov par Paul L. Gavrilyuk, Journal International de Théologie Orthodoxe (2018), chapô et traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended.
« Si l’œuvre de quelqu’un brûle, il en fera la
perte, mais pour lui, il sera sauvé, mais comme au travers du feu. »
1.
Corinthiens 3 :15
*
« Mais le cœur humain !, dit l’étranger
au visage sombre, avec un large sourire. »
Nathaniel Hawthorne : L’Holocauste de la Terre
*
« Qui souhaiterait s’arracher la moitié de son
cœur ? »
Alexandre Soljénitsyne
*
L’Archipel du
Goulag d’Alexandre
Soljénitsyne présente une remarquable description de l’enfer que les hommes
créent sur terre ; il nous révèle les extrêmes de la nature humaine, la
malveillance et la bonté, y compris lorsque la première l’emporte. Les camps de
concentration soviétiques se prêtent thématiquement à une polarisation
apocalyptique entre le Bien et le Mal, mais Soljénitsyne prend soin de
préciser :
« Si
seulement tout était si simple ! S’il n’y avait que quelques mauvaises
personnes qui commettent insidieusement de mauvaises actions : alors, il
suffirait de les retrancher du reste et de les détruire, mais la ligne de
séparation entre le bien et le mal passe précisément par le cœur de tout être
humain. »
Dans le neuvième
chapitre de son magnum opus La Colonne et le fondement de la Vérité, essai
sur la Théodicée orthodoxe, recueil de lettres à un ami imaginaire, le
théologien Pavel Florensky (1882-1937) développe son eschatologie. Il y traite
de sa conception mystique de la « seconde mort » lorsque l’âme est
presque complètement absorbée par l’épouvantable abîme du néant avant d’être in
extremis secourue par la main de Dieu.
Florensky aborde le
sujet de manière très imagée au point que ses contemporains le suspectèrent de
possession diabolique. En tout cas, Florensky prenait le Diable très au
sérieux. Au Jugement dernier, comment Dieu traitera-t-il le mal commis par les
hommes ? Pour répondre, Florensky recourt à un vaste répertoire de textes
bibliques et concentre ses efforts sur 1. Corinthiens 3 :10-15, lorsque
Paul compare la vie chrétienne à un édifice qui repose sur le Christ.
Au Jugement
dernier, nous dit Paul, « L’œuvre de chacun sera manifestée ; car
le jour la fera connaître, parce qu’elle se révélera dans le feu et le feu
éprouvera ce qu’est l’œuvre de chacun. » Le but de la fournaise divine
est de révéler les erreurs structurelles, de séparer le bon grain de l’ivraie.
« Le feu ne
représente pas un châtiment ou une vengeance, mais une épreuve nécessaire, une
inquisition pour déterminer comment l’homme fit usage du principe organisateur qui
lui fut conféré, l’abaissement de Dieu. Il s’agit d’une épreuve de personnalité »
« S’il
s’avère que l’image de Dieu la plus intérieure ne s’est pas développée à la
semblance concrète de Dieu, si l’homme a enterré l’image de Dieu sans jamais en
faire usage, sans rien y ajouter, sans cultiver sa ressemblance, sans se mettre
lui-même à l’épreuve, alors, l’image de Dieu sera extraite de son intériorité
nue. »
« Mais si
cette intériorité est à l’image de Dieu, alors, l’homme recevra en récompense
la félicité intérieure : il se verra lui-même à la ressemblance de Dieu, telle
la joie créative d’un artiste qui contemple sa propre œuvre. »
Florensky reprend
une distinction opérée par les premiers théologiens chrétiens, Clément
d’Alexandrie ou Origène, entre l’image de Dieu et la semblance de Dieu. L’image
de Dieu est la participation individuelle de chacun à la Création. La semblance
de Dieu est une possibilité que tous peuvent atteindre au cours de leur vie. « Car
personne ne peut poser un autre fondement que celui qui a été posé, savoir
Jésus-Christ » (1 Corinthiens 3-11) La semblance de Dieu est la
construction personnelle à partir du socle commun et le Jugement sera donc
personnalisé et non une norme valable pour tous sans distinction.
« Le
critère doit correspondre à la personne et seulement à elle, autrement ce
serait un procédé purement mécanique de séparation de ce qui est étranger à la
vie de la personne et d’application d’une recette. L’unicité de la personne,
son caractère irremplaçable, veut qu’elle soit son propre critère. »
Florensky préconise
de subordonner la catégorie juridique universelle à un critère ontologique et
personnaliste. Cette unicité personnelle ne rend pas pour autant le Jugement idiosyncrasique
car le soi authentique de chacun s’enracine en Christ. Si la pensée patristique
présente souvent de tels motifs, la tonalité que lui apporte Florensky est
unique dans la théologie moderne.
Un quart de siècle
après La Colonne et le fondement de la vérité de Florensky, Boulgakov
affirmait que la Seconde venue, la Résurrection générale et le Jugement dernier
constituaient trois aspects non-séparés d’une même action divine. Lors de la
Parousie, le Christ et le Saint-Esprit apparaîtraient dans leur gloire incréée
et si la gloire du Christ s’autolimita lors de l’Incarnation, elle se
dévoilerait lors de la Seconde venue et révélerait le Christ comme Dieu-homme.
La confrontation
avec la réalité omni-englobante du Christ en gloire vaut pour l’humanité
entière. « Le Jugement et la séparation tient dans la confrontation de
tout être humain avec sa propre éternelle image en Christ, devant le Christ, et
à la lumière de cette image, chacun verra sa propre vérité, et cette
comparaison vaudra pour Jugement. »
Tout comme chez
Florensky, le Jugement ne tient pas dans l’application de normes morales
générales, mais dans la comparaison que chaque individu fera entre son identité
empirique et son soi véritable, tel qu’il est révélé par le Christ. Boulgakov
associe image et semblance de Dieu sans les différencier aussi précisément que
Florensky. Boulgakov écrit :
« Car
l’image de Dieu, conférée à l’homme à sa Création, est aussi le Jugement de
l’homme sur sa ressemblance à Dieu qui est la réalisation de cette image dans
la liberté du monde créé. La ressemblance à Dieu est le livre de Vie ouvert à
la page du Jugement et le Jugement sera celui de tout être humain sur sa propre
image de vérité, telle qu’en sa ressemblance. »
Boulgakov suit Florensky
dans son intuition comme quoi le Jugement n’est pas un châtiment imposé de
l’extérieur, mais un jugement de soi, une prise de conscience de nos
réalisations, de ce à quoi chacun peut parvenir avec l’aide du Christ mais
aussi de nos échecs personnels.
Cette
internalisation du Jugement ne le rend pas entièrement subjectif, car le
Saint-Esprit ouvre les yeux de la conscience, et permet à tout un chacun de se
voir tel qu’en lui/elle-même par comparaison avec son image éternelle,
intrinsèque, qui a force d’évidence. Boulgakov reste centré sur l’illumination
pneumatologique et présente quelques corrections par rapport à Florensky dont
l’enseignement tend à l’occasion vers le Pélagisme.
« Dans cet
éon, la connaissance de soi est toujours partielle et déformée, mais à la Résurrection,
il n’y aura plus aucun aveuglement ou de tromperie sur soi » — L’Épouse
de l’Agneau.
Boulgakov suit les
enseignements de Grégoire de Nysse dans les Béatitudes : « L’homme
sera son propre juge et rendra son verdict sur lui-même comme il l’aura fait
pour les autres qui dépendaient de lui… Chacun sera entraîné dans ces ténèbres
par sa mauvaise conscience comme par un bourreau. »
Boulgakov identifie
« l’image de Dieu » avec le prototype idéal de chacun tel qu’il
existe toujours-déjà en Christ. D’après Florensky, au contraire, l’image de
Dieu, fondement de la christologie, a pour but ultime la semblance de Dieu, au
terme d’un processus. Hormis cette nuance plutôt subtile, les deux théologiens
s’accordent sur le Jugement en tant que comparaison entre le soi empirique et
le soi idéal.
Selon les deux
théologiens russes, le Jugement dernier ne se limite pas à une révélation par
comparaison. Ces deux aspects impliquent un troisième : la séparation du
soi empirique d’avec ses péchés.
Chez Florensky,
cela donne lieu à une exégèse de 1. Cor. 3 :15 : « Si l’œuvre
de quelqu’un est consumée, il perdra sa récompense ; pour lui, il sera
sauvé, mais comme au travers du feu. »
Florensky remarque
que Jean Chrysostome interprète « il sera sauvé » par « préservé
du châtiment éternel » alors que Paul emploie « sotesetai » et
non « teresetai » afin de rendre l’idée de rédemption de manière
positive, plus qu’au sens d’un évitement.
« Une telle
amputation ou extirpation du péché, par la libre volonté empirique et humaine
est nécessaire en cette vie même, avant que le mal ne contamine tout le reste
comme une gangrène » Florensky distingue entre deux types
d’universalisme, entre « l’origénisme » authentique et vulgaire. Ce
dernier consiste à nier l’enfer, comme une simple tactique de persuasion, dès
lors que le pardon de Dieu vaudra également pour tous.
Au contraire,
l’origénisme authentique veut que les « tourments d’outre-tombe valent
à la fois comme pédagogie et comme rétribution pour les péchés. »
C’est cette forme d’origénisme que professait Grégoire de Nysse, lequel y
voyait une « réforme et une chirurgie nécessaire de l’âme. « En
passant par le chas d’une aiguille, l’âme est purifiée de ses vices et les maux
qui en résultent ne sont qu’un effet secondaire du processus de purification,
comme la douleur après une opération.
Boulgakov, à la
suite de Florensky, remarque qu’en dépit des vicissitudes de l’origénisme, son
interprétation par Grégoire de Nysse n’a pas connu d’excommunication. Tous,
jusqu’aux anges déchus, seront sauvés. En fait, c’est là une opinion très
minoritaire, à la frontière de l’hérésie, ce qui n’empêchait pas le théologien
d’insister sur l’absence de définition dogmatique de l’église sur le Jugement
dernier et l’éternité des peines de l’enfer au-delà de ce qu’affirmait le credo
de Nicée.
D’après Boulgakov,
l’absence de définition conciliaire, consensus patrum censé exister sur
ce sujet ne suffisait pas pour l’expliquer. Dans son article Le Dogme et la
théologie dogmatique (1937), écrit à la même époque que L’Épouse de
l’Agneau, Boulgakov affirme que seule la doctrine de la Trinité conçue dans
le credo et la doctrine de l’Incarnation établie par les sept conciles
œcuméniques valaient pour dogme entre tous les membres de l’Église orthodoxe.
Historiquement, la doctrine de la damnation éternelle n’a pas été développée
aussi explicitement que par les définitions conciliaires catholiques ou
protestantes.
Boulgakov prit ses
distances par rapport à « l’origénisme vulgaire » et partageait les
préoccupations de Florensky en ce qui concerne un universalisme qui serait à la
fois fondé religieusement et intellectuellement. Tous deux annonçaient un déplacement
de critère d’appréciation eschatologique, du judiciaire vers l’ontologique.
La fin du monde
devait être comprise comme l’accomplissement de la Création, comme la
participation intégrale à la Création en Dieu ou comme la transfiguration du
cosmos, une théosis, et seulement secondairement, comme un jugement.
D’après Boulgakov,
les catégories judiciaires étaient trop rationnelles et anthropomorphiques et
elles tendaient à réduire « la richesse de la Sagesse divine à un
manuel d’architecture pour bâtisseur de prison pour des peines sans fin… les
mystères de Dieu sont incommensurables au code pénal. »
Outre ce
déplacement d’interprétation, l’autre aspect important chez Boulgakov est le
synergisme : à la consommation des temps, les créatures participeront
activement à la volonté de Dieu et reconstruiront leurs propres corps. Chaque
âme est organisée selon un principe de germination et de croissance végétale. 1
Corinthiens 15 : « Il est semé corps animal, il ressuscite corps
spirituel. »
D’après Origène,
« notre corps est un grain de blé, il tombe en terre, le principe de
vie (ratio) contient l’essence du corps et même si le corps meurt, se décompose
et se disperse, la parole de Dieu veut que le principe de vie, préservé
essentiellement, se lève de la terre et reprenne son enveloppe antérieure, tout
comme un grain peut germer à nouveau, même après sa mort, et donner à nouveau
l’herbe puis l’épi. »
Origène ne situait
pas explicitement ce principe dans l’âme, mais il l’associait « à
l’essence corporelle » sans doute en écho à la doctrine stoïcienne du
« logoï spermatikoï. » Grégoire de Nicée reprit l’idée en
affirmant que l’âme reconstituait son corps ressuscité dont elle avait gardé le
souvenir de la forme (« eidos ») terrestre et matérielle.
Boulgakov prolonge ces spéculations : le processus de reconstitution du
corps ne se produit pas dans chaque âme individuelle mais aussi dans le monde-âme
et c’est ainsi que les « corps ressuscités se rejoindraient dans une
corporalité commune, celle de l’Adam intégral. »
Cette participation
de tous en tout dans le monde-âme achèverait l’unité morale et ontologique de
l’humanité. L’unité ontologique de l’humanité n’annulait pas la singularité de
tout individu, Boulgakov se distançait sur ce point de Grégoire de Nysse comme
quoi les distinctions de genre disparaîtraient après la résurrection. Dès lors
que le genre faisait partie de l’état originel de l’humanité, et non de la
condition déchue, la Résurrection inclurait toutes les caractéristiques du
genre. La transformation ne supprimerait que les besoins de nourriture et de
sexe qui maintenaient le corps en esclavage sous son régime terrestre, d’après
la Chute.
La Résurrection
serait générale et permanente, pour tous. Boulgakov rejetait les théologiens du
dix-neuvième siècle qui prétendaient que les damnés seraient finalement
annihilés au lieu d’être bannis en enfer. D’une part, Dieu ne pouvait détruire
ses propres créatures, ce qui impliquerait une erreur initiale de sa part et
d’autre part, les créatures ne pouvaient se détruire elles-mêmes, car le
pouvoir de créer ex nihilo et de détruire appartenait à Dieu et à lui seul.
Un tel
« suicide métaphysique » — Boulgakov emprunte l’expression à
Florensky — reviendrait à limiter la puissance et la bonté divine. Boulgakov
spécule la manière dont les différentes catégories humaines prendront part à la
résurrection : les saints participeront activement et librement alors que
les indifférents et les méchants accepteront la résurrection comme inévitable.
Boulgakov cite
souvent le mystique syrien Isaac de Ninive : « les tourments de
l’enfer sont la brûlure de l’amour divin », citation qu’il commente
ainsi dans L’Épouse de l’Agneau :
« Le
Jugement de l’amour divin est le plus terrible de tous, plus redoutable que
celui du crime et du châtiment, plus redoutable que la Loi, car il inclut tout
cela et les dépasse à la fois. Le Jugement de l’Amour divin est une révolution
du cœur, par l’intervention du Saint-Esprit lors de la Résurrection, lorsque la
source de l’amour éternel pour le Christ sera révélée en même temps que les
tourments provoqués par le manque d’actualisation de cet amour dans la vie
terrestre, par incapacité ou par erreur. Il est impossible de paraître devant
le Christ, de voir le Christ sans l’aimer. À la Résurrection, il n’y aura plus
place au blasphème, ni de haine satanique envers Christ, tout comme il n’y aura
plus de crainte envers Lui, Juge redoutable, omnipotent, ni envers les foudres
de sa colère. »
L’amour pour Christ
est l’attribut divin d’où s’écoulent tous les autres attributs. Le Jugement
d’amour, d’après Boulgakov, intègre la colère : les pécheurs connaîtront à
la fois et en même temps l’amour, la miséricorde et la colère de Dieu. Il
n’existe aucune contradiction en Dieu, entre sa Justice et sa Miséricorde, qui
sont deux modes de son amour. Ceux qui auront délibérément rejeté Dieu en leur
vie terrestre connaîtront son amour comme une sainte colère qui brûlera tous
leurs péchés.
Pour que la
déification de l’homme s’opère, l’amour de Dieu doit trouver sa réciproque en
l’homme ; pour tout pécheur, le plus redoutable tourment sera celui causé
par le chagrin de l’amour inaccompli et par le désir inassouvi du divin. Les
âmes qui furent créées par amour et qui l’auront rejeté seront tourmentées par
ce même amour qui est la loi de leur être intérieur.
Ce tourment est à
la fois interne et spirituel, plus que physique et extérieur. Boulgakov puise
sans doute son inspiration chez Origène. Ce dernier, dans De principiis
écrivait :
« Lorsque
l’âme se trouve séparée de l’ordre, de la relation et de l’harmonie dans
laquelle elle fut créée par Dieu pour le bien et le nécessaire et qu’elle ne
concorde plus avec elle-même dans l’articulation des mouvements de sa raison,
cela s’explique sans doute par la punition pour sa propre mauvaise volonté.
Mais lorsque l’âme, déchirée et déchiquetée, connaît l’épreuve du feu, elle est
retrempée et renouvelée dans une condition de plus forte cohésion intérieure. »
Origène, comme
Boulgakov, insiste sur l’intériorité du conflit qui engendre le tourment, le conflit
entre ce que l’âme est devenue dans sa révolte contre Dieu et ce que Dieu l’a
fait être. Chez Origène et Grégoire de Nysse, Boulgakov reprend également la
conception thérapeutique et purgative du Jugement.
Pour Boulgakov, le
triomphe de Dieu implique qu’après la Résurrection les créatures n’auront plus
à choisir entre le Bien et le Mal, mais entre des catégories de Bien. La
tentation aura disparu, il n’y aura qu’un progrès indéfini vers le Bien,
« de gloire en gloire » (2 Cor 3 :18) D’après Boulgakov,
la libération du mal est la plus grande liberté qui existe et n’implique donc
pas la restriction du libre-arbitre.
La séparation des
boucs et des brebis aura néanmoins lieu, non pas entre des humanités séparées,
mais en chaque personne. « La séparation en Paradis et en Enfer, en
béatitude et en tourments éternels est en réalité intérieure et relative. Tout
être humain porte en lui des principes opposés dont le sort dépend de sa
droiture personnelle. Nul être n’est sans péché, toute personne porte son
propre enfer, même à un degré minimal. Inversement, tout homme porte une
étincelle de paradis, fût-ce un simple point ou un reflet. »
Comme Florensky,
Boulgakov revient incessamment sur 1 Corinthiens 3 :15 où Paul évoque le
Jugement de toute action au jour du Jugement. Boulgakov l’interprète comme une
description de l’enfer et non du Purgatoire comme le pensaient les théologiens
catholiques de son temps.
Boulgakov s’éloigne
considérablement des vues Orthodoxes traditionnelles et se rapproche de la
doctrine catholique. Bien que Boulgakov ait rejeté le purgatoire en tant que
lieu intermédiaire entre l’enfer et le paradis, il reconnaissait une forte
affinité entre l’Orthodoxie et le catholicisme pour ce qui est de la prière
pour les morts. De telles prières influaient selon lui sur le destin de l’âme,
non seulement pour le Jugement de Dieu, mais aussi pour sa condition
d’après-vie.
Purgatoire
universel, « vseobshchee chitilishche » : cette
expression n’apparaît qu’une seule fois dans La Fiancée de l’Agneau mais
elle résume assez bien son enseignement sur l’apocatastase : Satan et les
anges déchus seront sauvés eux aussi dès lors que le mal n’aura plus force de
loi.
Tout comme Origène,
Boulgakov préconisait de ne pas divulguer cette vérité qui devait rester
ésotérique au risque d’aveugler les croyants dont la foi n’était pas
suffisamment forte. Boulgakov décrit Satan comme un être divisé entre sa
conscience angélique et ses prétentions de « prince de ce monde. »
« Le Diable peut-il se battre sans fin
avec lui-même ? Est-ce alors un mauvais infini ? Ou bien
Satan perd-il son pouvoir à un certain moment ? » L’expulsion de Satan
prouve que ces ressources n’étaient pas infinies, qu’elles devaient s’épuiser
par le jeu des contradictions internes et que le prince des ténèbres céderait
finalement à Dieu.
« Si ton
œil droit te gêne, arrache-le et jette-le loin de toi, car il est avantageux
pour toi qu’un seul de tes membres périsse et que ton corps entier ne soit pas
jeté dans la géhenne » Matthieu 5 :29-30 Boulgakov, à la suite de
Florensky, interprète le Jugement comme une amputation spirituelle et non comme
une exécution.
Aucun péché ne peut
être pardonné par Dieu sans une peine correspondante « mais il faut
rejeter tout sentimentalisme, toute espérance comme quoi le mal commis serait
simplement oublié, ou abandonné par la Justice divine. Dieu ne tolère pas le
péché, et l’oublier serait ontologiquement impossible. Accepter le péché ne
concorderait pas avec la Justice et la Sainteté de Dieu. Une fois commis, le
péché doit être vécu jusqu’à son terme, jusqu’au jugement. » — La
Fiancée de l’Agneau
Boulgakov rend ici
des comptes à ceux qui l’accusent de liquider le péché par l’apocatastase. Mais
on peut se demander si c’était la meilleure manière de poser le problème en
termes de simple oubli ou d’impossibilité ontologique plutôt qu’en termes de
mystère.
Pour Florensky,
l’eschatologie était le royaume des antinomies au sens kantien du terme. La
reconnaissance de l’infini de Dieu mène à l’universalisme, à la levée des
péchés, alors que le rejet de Dieu mène aux peines éternelles de l’enfer. Cette
antithèse ne peut se résoudre rationnellement. La contradiction ne peut être
levée que par l’expérience vécue de la sanctification, par les sacrements
conférés aux croyants.
Dans son œuvre de
jeunesse, La Lumière qui ne s’éteint pas (1917), écrite sous l’influence
de Florensky, Boulgakov insiste sur ce caractère antinomique et instable
du langage religieux. Il paraît difficile selon lui de maintenir les deux
aspects de l’eschatologie, la permanence de l’enfer et son caractère provisoire
sans tenir compte de l’apocatastase et de la liberté humaine.
1 Toute créature
rationnelle ne peut subir passivement la Résurrection et le Jugement, mais
coopère en synergie avec Dieu. 2 Le Jugement dernier est la confrontation entre
chaque individu ressuscité et son image éternelle en Christ. 3 Le sens de
la punition divine est avant tout une purgation et non une rétribution 4
l’unité morale et ontologique de l’humanité rend toute séparation impossible au
sein de l’humanité. 5 la part du feu entre bien et mal a lieu en tout être
humain. 6 Tous endureront un « purgatoire universel », une souffrance
purgative. 7 nul ne subira ces souffrances éternelles car cela entraînerait un
dualisme ontologique intenable entre bien et mal. 8 après une période de
purgatoire, toute la Création, y compris Satan et les anges déchus se réuniront
en Dieu.
« La ligne
qui sépare le bien du mal passe directement par le cœur de tout individu »
écrivait Soljénitsyne et il mettait son lecteur au défi : « Qui
souhaiterait s’arracher la moitié de son cœur ? » La réponse de
Florensky affirme la possibilité d’une telle destruction, pour autant que la
personne qui la subisse ne soit pas du côté du mal, pour autant qu’elle accepte
Dieu, ce qui implique toujours une part de libre arbitre. Boulgakov, au
contraire, voyait cette destruction comme nécessaire car « Dieu sera
tout en tous » et il « s’imposera infiniment » à la
raison de toutes les créatures.
Dans cette apocatastase, nulle place pour la moindre résistance.
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