Note sur Jean Ray par Neûre aguèce.
Le livre qui a changé ma vie ? Un livre ne change
pas la vie, à plus forte raison quand on ne fait que lire toute sa vie, ce que
je vous déconseille. « Ich habe mich ausgelesen » Avec le
recul, hormis la Bible, que mon père, non-croyant, me lisait pour m’inculquer
un vernis de culture bourgeoise, je dirais La Croisière des ombres de
Jean Ray, lu en 1983, après une première approche infructueuse de Meyrink.
C’était une horrible édition de l’entre-deux-guerres,
reliée en cuir de ptérodactyle, noire, mastic, trouvée grâce aux bons offices
de mon grand-père spirite, mais dont j’ai oublié le nom. La Croisière… a
failli me débarquer au bout de trois escales car ces récits de sang, de sel
marin, et d’alcool fort me procuraient un « désarroi migraineux »
analogue au Golem, bien que plus dilué — et il me faudrait y revenir
pour entrevoir quelque lumière.
Gary Lachman, biographe de Rudolf Steiner, disait que
les leçons du maître lui donnaient la nausée, qu’elles le repoussaient et
l’attiraient simultanément. Une précieuse indication — à rebours de la
mièvrerie actuelle du « goût-de-la-lecture » et du
« plaisir-de-lire » — qu’il faut comprendre comme l’expérience inverse
de la Nausée de Sartre.
Pour Sartre, il n’y a rien au-delà de l’en-soi. Le Mur,
ou la « racine de marronnier », nous chasse en-dehors, tout comme
notre conscience est projetée sur les routes, dans la poussière et les
cailloux, mais projetée-pour-rien, en une « transcendance à vide,
satanique. » À partir de cet existentialisme athée, en partie celui de
Gombrowicz, on bascule facilement vers la psychanalyse et son inconscient sous
la ceinture. Raymond Abellio notait qu’un trait de la modernité consiste à
expliquer le supérieur par l’inférieur et à parler de
« subconscient » au lieu de privilégier la surconscience.
Le point commun à Steiner, Ray et Meyrink, c’est qu’ils
accomplissent le mouvement contraire de l’existentialisme athée : au-delà de
l’en-soi, de la nausée et de la terreur, il y a bel et bien un autre monde,
celui de l’occultisme. Telle fut la leçon inaugurale que je trouvai chez Jean
Ray. Sans lui, il n’y aurait pas eu, pour moi, Lovecraft, ni même Nabokov.
Ray plante son carrousel entre chien et loup, dans une
ambiance où les brumes, la nuit, les feux de Saint-Elme, et même la
topographie, mènent une vie propre et inquiétante : l’homme n’est le plus
souvent qu’une ombre qui passe — ou des voix spectrales, dont nous captons les dialogues,
sans parvenir à les situer. La mer n’est pas simplement la mer, mais la
présence physique de l’au-delà en ce monde — bien plus crédible que chez
Lovecraft — et le mystère ultime est celui du temps, des replis et remous de la
quatrième dimension — à l’époque, on ne parlait pas encore de physique
quantique, mais de relativité et de crise des mathématiques.
Jean Ray donna le meilleur au cours des années 30 à 40,
alors que l’occultisme était mort et enterré, liquidé par la crise civilisationnelle
d’après 1918, lorsqu’il était devenu impossible de croire au progrès de
l’humanité par le seul socialisme/libéralisme.
Dès les années 20, le marxisme, la psychanalyse, le
Traditionalisme guénonien avaient liquidé le Docteur Steiner, les spirites et autres
aimables théosophes. Au contraire de Meyrink, mort en 1932, et qui pratiquait encore
la magie souabe, le très catholique Jean Ray ne disposait plus que
d’informations de seconde main, par l’abbaye d’Averbode et c’est l’Occupant
allemand qui le sortit du placard, après une affaire judiciaire, pour qu’il
forge une littérature « belge », afin de séparer la Wallonie de
l’influence française.
On l’oublie souvent : tout comme l’injustement
sous-estimé Robert Poulet, son contemporain en réalisme magique, Jean Ray est surtout
un auteur de la Collaboration dont le roman le plus connu décrit, de façon
cryptique, la déchéance de la bourgeoisie bruxello-flamande.
En réalité, le contenu anecdotique a peu
d’importance : ce qui compte, c’est le mystère diffus que Ray parvient à
rendre sensible, presque palpable, sans jamais l’expliquer, ni chercher à
l’expliquer, et c’est d’ailleurs quand il bricole un dénouement didactique,
comme dans Malpertuis, qu’il est le plus décevant. Les dieux de l’Olympe
? Pourquoi ça et pas autre chose ? Combien plus troublant est le
mutisme de Jarvis, dans Le Bout de la rue, le lugubre barman qui se
contente d’indiquer une mystérieuse destination, vers les sargasses temporelles,
non loin de la Marmor-Kirche.
Techniquement, Ray parvient à ses fins par l’emploi
d’un vocabulaire abscons, souvent maritime, et par décomposition intérieure du
récit. Soit il multiplie les narrateurs grâce au truc du « manuscrit
trouvé », soit il adopte un ton fiévreux, « tes sens sont en révolte »,
provoqué par l’alcool ou par « l’épanchement du rêve. » Son
fantastique est donc phénoménologique — « fantasmatique » dirait
Todorov. Pas très loin de Céline, paradoxalement…
Dans D’un Château, l’autre, Céline évoque une
flotte de vaisseaux fantômes dans des termes assez proches de Ray : le
« réel » du naturalisme célinien correspond au « sentiment de
réalité » de l’hallucination, tout comme, à un autre niveau, les « visions
nocturnes » de Jean Ray correspondent à l’intrusion d’une réalité
extérieure.
Si Céline était un « Flamand imaginaire »,
avec du brouillard dans la tête, Ray, lui, était un vrai Flamand / faux-aventurier,
un vieux roublard à la gueule de pierre ponce qui traduisait l’expressionnisme
allemand en français-à-la-belge, à l'attention de la bourgeoisie de la capitale. Par ricochet, la question se pose : en
quoi Jean Ray est-il belge, puisqu’il est flamand ? En quoi est-il flamand
s’il écrit en français ? Surtout, cela a-t-il un sens pour un Wallon de le
lire ?
Ces questions sont sans doute oiseuses. Après tout, sans les éditions Marabout, basées à Verviers, en Wallonie profonde, le nom même de Jean Ray aurait été oublié… et il faudrait le rappeler à ces pseudo-spécialistes français ou bruxellois qui omettent délibérément, crapuleusement, par racisme anti-wallon, de mentionner cet éditeur défunt dans leurs bibliographies. Le comble, les éditions de l'Alma, plagient éhontément le logo Marabout, sans jamais les citer. Hé-ho, du bateau, les passagers de la croisière des ombres, c’est nous !
Commentaires
Enregistrer un commentaire