Larvatus prodeo

 

Source : Goya à l’ombre des Lumières, par Tzvetan Todorov, éditions Flammarion, relecture en cours 2012-2023

Goya gardera longtemps le goût pour les mascarades et on les retrouvera dans des tableaux plus tardifs. D’autres fois, le masque assume une fonction particulière, celle de révéler l’identité secrète du personnage qui le porte. Il cache le visage, mais montre l’intériorité invisible. C’est le cas de quelques hommes affublés de têtes d’âne qui contemplent la poitrine d’une femme, ou de celui qui voudrait se faire passer pour un homme lettré. Pour Goya, le masque peut dire vrai, alors que le visage est trompeur. Nous sommes très loin du monde de Pietro Longhi, le peintre vénitiens contemporain, ou le loup noir dissimule les traits de l’individu.

C’est que le réel n’est pas le vrai. Tout un chacun construit son identité. Dans le quotidien, l’individu finit par se fabriquer une série de personnage, dont il endosse le rôle selon les circonstances. Mais rien ne signale aux yeux des tiers qu’il s’agit de fabrications. Si l’on porte un masque, en revanche, au lieu de rester dupe de son déguisement, on en devient conscient et on ne le cache pas aux autres ; si le masque est bien choisi, il révèle la personne alors que le visage le dissimulait. En imposant un tel masque aux visages qu’il dessine, Goya exhibe à la fois le caractère construit de chaque individu et ce que cachent habituellement ses actes publics. Il remplace les poses inconscientes et dissimulées par des masques choisis et voyants. Cet usage du masque fait penser au théâtre : mis en scène, le vécu cesse d’aller de soi. Devenu spectacle, il se problématise.

L’homme se révèle en se travestissant. Pour rendre crédibles les rôles qu’il joue sur scène, l’acteur doit puiser dans ses profondeurs, dont lui-même ne soupçonnait pas l’existence. Le personnage qu’il crée, un masque si l’on veut, s’éloigne de son identité habituelle en même temps, il lui permet de devenir plus vrai. Ainsi, la fiction révèle le monde mieux que ne le fait l’existence ordinaire, le masque dit la vérité que cache la façade mensongère du visage nu.

Commentaires