Pris sur Academia.edu. La rédemption universelle dans l’eschatologie de Sergueï Boulgakov par Paul L. Gavrilyuk, Journal of Theological Studies, New Series, vol 57, n°1, avril 2006, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended.
« Comment Satan pourrait-il lutter
éternellement contre lui-même ? »
Sergueï Boulgakov
*
« Si l’œuvre de quelqu’un est consumée, il en
fera la perte, mais pour lui, il sera sauvé, comme au travers du feu. »
1 Corinthiens 3 :15
*
« En la Russie, on ne peut que croire »
Tioutchev
*
Le Père Sergueï
Boulgakov (1871-1944) se détache comme une figure de proue sur l’horizon de
l’Orthodoxie russe du vingtième siècle. Malgré l’attention portée à divers
aspects de sa pensée parmi les cercles théologiques occidentaux, le caractère
universel et eschatologique de son œuvre demeure peu étudié. Et pourtant, peu de
spécialistes peuvent rivaliser avec l’ampleur de son champ de vision, tant dans
la pensée russe que parmi les théologiens modernes qui, pour différentes
raisons, ont à peu près tous rejeté le dogme de l’éternité de l’enfer.
Arrière-plan
historique et eschatologique.
L’eschatologie
préoccupa Boulgakov tout au long de sa vie. Enfant, il s’interrogeait
continûment sur la dimension sacrale de la mort : son père était lui-même
un pope de province qui gagnait sa vie en célébrant des funérailles. Il faut
prendre ce souvenir d’enfance au sérieux : la continuation familiale de
cette tradition cléricale paraissait toute tracée. Selon les termes de son
autobiographie (1946), Boulgakov était « un lévite de naissance, dans
ma famille, nous étions ecclésiastiques de père en fils depuis six générations. »
Néanmoins, alors qu’il suivait le séminaire, Boulgakov perdit la foi et
traversa une période marxiste (1890-1905) qui imprégnerait durablement sa
pensée.
Boulgakov revint
progressivement dans le giron de l’Église Orthodoxe : cette évolution du
marxisme au christianisme suivait le même chemin que trois de ses
contemporains : Nicolas Berdiaev (1874-1948) ; Piotr Struve
(1870-1944) et Simeon Frank (1877-1950) Dans Les Problèmes fondamentaux de
la Théorie du Progrès (1902) Boulgakov interprète le marxisme russe comme
un mouvement apocalyptique à la fois rival et inspiré de l’eschatologie
chrétienne.
Dans Apocalyptique
et Socialisme : un parallèle philosophique et théologique, il
affirme que la sociologie scientifique, fondée sur la critique marxiste de
l’économie politique, relève de l’apocalyptique biblique de par ses prédictions
à grande échelle. Dans Héroïsme et ascétisme, un texte composé pour
l’anthologie Jalons (1909) il dresse un parallèle entre les héros
révolutionnaires marxistes et les martyrs chrétiens, les ascètes, les saints.
Dès lors que le
marxisme se base sur la théorie hégélienne de l’Histoire, ses adeptes
finiraient selon lui par attribuer un rôle messianique au prolétariat.
Cependant, Boulgakov condamnait le socialisme russe en tant que chiliasme, voué
à l’échec et il vécut assez longtemps pour assister au triste accomplissement
de ses prophéties, après la Révolution bolchevique.
Dans les années qui
précédèrent la révolution, Boulgakov se rapprocha de Pavel Florensky
(1882-1937) dont La Colonne et le fondement de la vérité (1914) le
marqua particulièrement. En 1918, lorsque Boulgakov fut ordonné prêtre, il
adopta un courant de l’Orthodoxie qui était méprisé par l’intelligentsia
d’alors ; en 1923, son ordination précipita son bannissement d’Union
Soviétique, avec d’autres intellectuels des cercles religieux. Après un bref
séjour à Prague, il vint à Paris en 1925 et resta en France, jusqu’à la fin de
ses jours en 1944.
Au cours de la
dernière décennie de sa vie, Boulgakov allait produire un système
eschatologique d’une ampleur jusque-là inédite où il faut retenir L’Épouse
de l’Agneau (1939) couronnement de sa trilogie de la divino-humanité. Un an
plus tard, après deux opérations d’un cancer de la gorge qui l’avait laissé
aphone, il écrit Sophiologie de la mort (1940) : dans ces
réflexions à l’article de la mort, il s’interroge sur la souffrance et le
mystère du Dieu-homme, mort sur la croix. En chaque homme qui meurt, c’est le
Christ qui meurt.
En 1941, Boulgakov
retrouve partiellement sa voix et reprend ses cours à l’Institut Saint-Serge de
Paris où ses leçons portent sur l’Apocalypse. Ces mêmes cours lui fourniront le
matériel pour son dernier livre, L’Apocalypse de Jean, considéré comme
un postscriptum de son opus magnum, la trilogie du Mystère de la
Divino-humanité.
Approche
patristique.
La tradition
patristique, comme on pouvait s’y attendre d’un prêtre orthodoxe, fut le point
de départ de la réflexion théologique de Boulgakov. Dans La Fiancée de
l’Agneau, il repère deux courants au sein de l’eschatologie
patristique : l’un qui provient de d’Origène et de Grégoire de
Nysse ; l’autre représenté par les tenants de la Rédemption.
Boulgakov
reconnaissait que l’apocatastase, l’idée que tous, y compris les anges déchus,
seraient sauvés, frôlait l’hérésie. Il se basait essentiellement sur les
conférences de M.F. Oksiiuk : L’Eschatologie de St Grégoire de Nysse
(1914), vaste compendium issu du Cinquième Concile œcuménique de 553. En fait,
les théologiens russes insistaient sur l’absence de dogme précis sur les suites
du Jugement dernier et sur l’éternité de l’enfer, en dehors de ce que le
Concile de Nicée avait formulé.
Selon Boulgakov, en
l’absence d’une définition conciliaire, consensus patrum, une querelle
théologique sur le sujet n’était pas nécessaire. Dans son article Dogme et
dogmatique (1937), rédigé en même temps que La Fiancée de l’Agneau,
Boulgakov reconnaît que seuls la doctrine de la Trinité, le credo et
l’Incarnation, tel que sept conciles les avaient définis, constituaient les
dogmes dans lesquels se reconnaissait l’Église Orthodoxe. Il rejetait parmi les
theologoumena, c’est-à-dire des directives patristiques plus ou moins
impératives, tous les autres points de doctrine, comme le culte de Marie, des
saints, la théologie sacramentelle, la pneumatologie, l’eschatologie, les
théories sur la rédemption.
Boulgakov insistait
sur l’absence de condamnation claire de l’apocatastase de Grégoire de Nysse par
aucun concile œcuménique. En revanche, la doctrine d’Origène fut, elle,
condamnée en 543 par le Concile de Constantinople, mais la question de savoir
si le Cinquième Concile (553) suivit cet anathème est une controverse épineuse.
En fait, jusqu’au dix-neuvième siècle, la plupart des théologiens pensaient que
cela n’avait pas été le cas.
En tout cas, dans
l’Orthodoxie, ni l’apocatastase, ni l’éternité de l’enfer, n’avaient reçu
l’attention qu’elles devaient trouver dans les définitions conciliaires
catholiques romaines ou protestantes. Boulgakov s’écartait de ce qu’il
considérait comme un « maximalisme dogmatique » et qui caractérisait
selon lui une influence catholique sur la formation théologique dans la Russie
prérévolutionnaire.
En fait, Boulgakov
avait accompli l’essentiel de son cursus dans des écoles laïques et il ne
possédait pas un titre élevé en théologie, domaine où il était essentiellement
autodidacte. Néanmoins, son érudition était exceptionnelle et on ne peut le
qualifier de dilettante, bien qu’il se laisse parfois aller à certaines
digressions. En tout cas, l’étendue de sa vision dépassait largement les canons
de la théologie de son temps.
Quelques aspects de
l’eschatologie boulgakovienne.
De nombreux
contemporains de Boulgakov manifestèrent des réserves sur l’éternité de
l’enfer. Dès 1914, Pavel Florensky se plaignait : « Aujourd’hui,
tout le monde s’accorde à reconnaître que l’origénisme, sous une forme plus ou
moins simpliste, a pénétré toutes les âmes : tout le monde pense que le
pardon de Dieu sera général. »
En fait, Boulgakov
rejetait tout « simplisme » sur la question et partageait
l’inquiétude de Florensky à la suite duquel il opéra un déplacement du registre
du jugement aux catégories ontologiques : la fin du monde devait être
comprise comme l’accomplissement de la Création, la participation de tous à la
Création en Dieu, la transfiguration de tout le cosmos, la théosis, et
seulement ensuite comme le « jugement dernier. »
Interpréter le
Jugement dernier en termes légaux, juridiques, cela s’avérait à la fois trop
rationaliste et trop anthropomorphique, « réduisant la profusion de la
Sagesse divine à un manuel d’organisation pénitentiaire pour un enfermement à
perpétuité. De tels critères légaux sont insuffisants pour mesurer
les mystères de la divinité. »
Outre ce
déplacement d’accent, le synergisme constitue l’autre apport de Boulgakov à
l’eschatologie. À la fin de toute chose, les créatures participeront activement
au dessein de Dieu. Ce synergisme était une réponse critique dans deux
directions : contre l’utopisme de N. F. Fiodorov (1828-1903) pour qui le
progrès scientifique finirait par ressusciter les morts et d’autre part, contre
la conception traditionnelle, comme quoi la vie éternelle serait conférée à des
créatures essentiellement passives.
Boulgakov affirme
que Dieu et l’humanité coopéreront pour rétablir les corps des vivants, Dieu se
chargeant de fournir l’énergie nécessaire au processus. Chaque âme en tant que
principe organisé possède un germe élémentaire à partir duquel le corps se
développe comme une plante. Bien que Boulgakov ne le dise pas ouvertement, il
s’agit là d’une analogie paulinienne (1. Cor. 15 :44) développée par
Origène.
« Le corps,
tel un grain de blé, tombe en terre mais il détient en lui un principe vital
qui est son essence même ; malgré la décomposition et l’éparpillement, la
parole de Dieu relèvera les corps de la terre et les rétablira et les
ressuscitera, de la même manière qu’il existe dans un grain de blé de quoi le
rétablir, même après sa corruption et sa mort, en un organisme complet, avec sa
tige et l’épi. »
Origène ne situait
pas explicitement ce principe de vie éternelle dans l’âme, mais l’associait
« à l’essence même du corps » sans doute en écho à la doctrine
stoïcienne du « logoi spermatikoi. » Grégoire de Nysse allait
développer cette idée plus loin : il affirmerait que l’âme pourrait
reconstituer et ressusciter son corps, dont elle aurait conservé la forme (eidos)
et l’apparence terrestre. Inspiré par cette filiation, Boulgakov spéculait à
son tour sur le processus de reconstitution corporel : il ne se produirait
pas dans chaque âme, mais plutôt dans le monde spirituel, pour former « un
corps commun, l’Adam intégral. »
Cette œuvre commune,
à la fois sur le plan spirituel et physique, aboutirait à l’unité morale et
ontologique de l’humanité où, selon la formule de Dostoïevski, « chacun
serait responsable de tous. » Cette unification ontologique de
l’humanité n’abolirait pas pour autant les singularités individuelles, en quoi
Boulgakov s’éloigne de Grégoire de Nysse qui annonçait, lui, la fin de la
différence de sexes.
Boulgakov, au
contraire de Berdiaev, rejetait l’androgynie originelle et voyait dans la
différence des sexes une part intégrante de l’humanité, et non une conséquence
de la Chute. Néanmoins, Boulgakov pensait qu’après le Jugement, l’humanité
serait débarrassée de la faim et de la sexualité qui « maintient le
corps en esclavage en cette vie. »
La résurrection
serait générale et permanente, y compris pour les damnés, une perspective qui creusait
la distance entre Boulgakov et deux de ses cibles : Edward White, La
Vie en Christ (1878) et E. Petavel-Olliff, Le Problème de l’immortalité
(deux volumes, publiés en français, en 1891)
D’une part, Dieu ne
pouvait détruire ses propres créatures, même déchues, ce qui prouverait qu’il
s’était trompé en les créant. D’autre part, les créatures ne pouvaient
s’autodétruire car seul Dieu détenait le pouvoir de faire et de défaire ce
qu’il avait créé. Cette résurrection générale tiendrait compte du tempérament
de chacun : les saints y participeraient de leur plein gré, activement et
joyeusement alors que les autres, les indifférents, les méchants,
l’accepteraient comme inévitable.
La Parousie, le
Jugement et la Résurrection ne doivent pas être considérées comme des
événements consécutifs et temporels. Lors de la Parousie, le Christ et le
Saint-Esprit apparaîtraient dans leur gloire incréée : si la nature divine
du Christ s’était dissimulée dans l’Incarnation, la kénose arriverait à son
terme avec la Parousie et tous reconnaîtraient alors, sans équivoque, le Christ
en tant que Dieu-homme. Cette confrontation avec le submergement divin, le
Christ en gloire, serait la proclamation du Jugement de l’Humanité.
« Au Jugement et
à la séparation, chaque être humain verra sa propre image éternelle reflétée en
Christ, devant le Christ et dans la lumière de cette image, il se verra tel
qu’en lui-même, et la comparaison entre ce qu’il était et ce qu’il est, constituera
le jugement. »
Le Jugement ne
réside pas dans l’application d’une loi morale générale, mais dans la
comparaison opérée par chaque individu entre son identité empirique et son Soi
authentique.
Cette
interprétation du Jugement provient en partie de la conception paulinienne de
la transfiguration de l’humanité en Christ, dans 2. Corinthiens 3:18 :
« Nous tous qui, à visage découvert, contemplons comme dans un miroir
la gloire du Seigneur, nous sommes transformés en la même image, de gloire en
gloire, comme par le Seigneur, l’Esprit. » Boulgakov suit également
Grégoire de Nysse qui reconnaît « l’image de Dieu » éternellement
vivante en Christ sous le prototype de tout individu. Cette image idéale sert
de point de comparaison mais aussi d’objectif pour la déification de chaque
être humain à l’eschaton.
Selon Boulgakov, le
Jugement n’est pas un châtiment qui viendrait de l’extérieur, plutôt un
jugement de soi, un examen approfondi de ce à quoi on sera parvenu, avec l’aide
de Dieu, et de ce en quoi on aura échoué à être ou à devenir. Il en ira du
Jugement comme de la Résurrection : ce ne sera pas une expérience passive,
mais elle exigera une participation synergétique.
L’emphase de
Boulgakov sur l’internalisation du Jugement ne le rend pas pour autant purement
subjectif : c’est le Saint-Esprit qui ouvre l’œil de la conscience, qui
permet à chaque personne de se voir pour ce qu’elle est en vérité, et qui
établit la comparaison avec l’image éternelle, inaliénable, fidèle à soi. Si la
connaissance de soi, en cet éon, ne peut qu’être partiale et biaisée, à la
Résurrection, il n’y aura plus de faux-semblants, ni de place à
l’auto-apitoiement, à l’aveuglement ou au mensonge à soi-même.
Boulgakov revient à
plusieurs reprises sur l’intuition d’Isaac de Ninive : « les
tourments de l’enfer sont la fournaise de l’amour pour Dieu » ce qu’il
paraphrase comme suit :
« Le
Jugement de l’Amour est le plus sévère de tout, plus sévère que celui du
châtiment ou de la vengeance, que celui de la loi, qu’il inclut mais qu’il
transcende. Le Jugement est une révolution des cœurs, par l’intervention du
Saint-Esprit, lorsque la source de l’amour éternel pour Christ se révèle,
lorsque les tourments harcèlent le pécheur qui se souvient des occasions manquées
au cours de sa vie. Tant qu’il éprouve ces tourments, il ne peut comparaître
devant Christ ni Le voir sans L’aimer. À la résurrection, toute inimitié, toute
haine satanique, aura disparu, tout comme la peur de Lui en tant que Juge,
redoutable par sa toute-puissance et par la fureur de son courroux. »
Le Jugement de
l’amour est aussi celui de la colère : les pécheurs feront l’expérience de
l’amour divin non seulement par sa miséricorde, mais aussi par sa colère.
L’amour est l’attribut divin suprême, celui dont procèdent tous les autres,
mais il n’y a aucun conflit en Dieu, entre la Justice et la Miséricorde, tous
deux sont deux aspects de son amour et ceux qui auront délibérément rejeté Dieu
au cours de leur vie connaîtront cet amour sous son jour de colère, qui brûlera
tous leurs péchés.
Pour que la
déification s’accomplisse, l’amour de Dieu doit trouver sa réciproque dans
l’amour humain. À la suite d’Isaac de Ninive, Boulgakov réaffirme que le plus
terrible tourment est causé par le chagrin et le manque d’amour. Les âmes
créées par amour et qui l’auront pourtant rejeté seront tourmentées par l’amour
qui est la loi de leur être intérieur. On peut y entendre un écho du Starets
Zosime dans Les Frères Karamazov : « L’Enfer, c’est la
souffrance de ne plus pouvoir aimer. » Le sage du roman ose même
affirmer que toute personne qui aurait repoussé l’amour de Dieu en ce monde
serait incapable de l’aimer à la Résurrection : le tourment infernal
qu’éprouverait un tel pécheur serait spirituel plus que physique.
Probablement
Boulgakov puise-t-il son inspiration dans De principiis d’Origène :
« Lorsque l’âme est séparée de tout ordre et toute relation et harmonie
au sein de laquelle elle fut créée par Dieu, pour agir bien et utilement, et
lorsqu’elle ne concorde plus avec elle-même dans les mouvements de sa raison,
on peut supposer qu’elle porte le fardeau et la culpabilité de son propre
manque volontaire de cohésion ; le châtiment qu’elle éprouve alors
provient de son déséquilibre et de son désordre. Mais lorsque cette âme,
écartelée et déchirée, a fait l’épreuve du feu, elle est retrempée, plus forte
qu’avant, renouvelée et remise. »
L’épreuve provient
du conflit interne à l’âme entre ce qu’elle est devenue dans sa révolte contre
Dieu et ce pour quoi Dieu l’avait créée. Boulgakov rejoint Grégoire de Nysse
qui insistait aussi sur l’aspect thérapeutique plus que sur la rétribution pour
les fautes et les mérites de chacun. Pour Boulgakov, l’accomplissement de la
volonté divine implique l’absence de choix entre bien et mal, lorsqu’il ne
reste plus que différentes formes de bien. Toute tentation ou penchant vers le
mal devient impossible ; ne subsiste qu’un progrès indéfini vers le plus
grand bien, « de gloire en gloire » (2 Cor 3 :18)
Boulgakov insiste
sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une suppression de la liberté humaine, mais,
qu’au contraire, s’être libéré du mal est le plus haut accomplissement
rationnel de toute créature.
Contre l’éternité
de l’Enfer.
Conformément avec
son idée de la Résurrection et du Jugement dernier, Boulgakov insiste sur
l’enfer en tant qu’état (« sostoianie ») d’autopunition, une
étape nécessaire de purification individuelle, et non comme un lieu que Dieu
aurait créé et qui persisterait. Grégoire de Nysse concevait l’enfer comme un
état de l’âme et non comme un endroit géographique. « Dieu n’a pas fait
la mort » (Sagesse 1 :13) Il n’a pas fait non plus l’enfer :
une éternité ontologique négative ne peut se maintenir au côté du royaume de
Dieu. Pourtant, de nombreux passages de la Bible évoquent l’enfer comme un lieu
éternel : Matthieu 18 :8 ; Marc 3 :29 et 9 :43 ;
Luc 3 :17 ; 2 Thess 1:9 ; Juges 7.
Boulgakov y voit
une interprétation erronée du temps et de l’éternité : une telle
durée infinie devrait pourtant bien avoir commencé à un moment donné par une
mort humaine. D’autre part, d’un point de vue légal, une punition éternelle
pour un péché limité dans le temps serait injuste et cruel. Même selon les
critères humains, la punition excèderait tout crime. Les critères de justice
humain ne peuvent s’appliquer à ce niveau, ne fût-ce parce qu’une telle
éternité serait un « mauvais infini » en termes hégéliens, dépourvu
de but et de fin. L’éternité n’est pas non plus un instant gelé ;
l’existence des créatures y est dynamique et non statique.
Comment l’éternité
doit-elle être comprise ? La « vie éternelle » selon la parole
johannique suggère davantage la qualité divine du sujet concerné plus que sa
durée infinie : c’est la vie en Dieu, la gloire du Christ dans le temps. « À
la Résurrection, tous les êtres apparaîtront dans leur vêtement incorruptible,
nimbés de la gloire et ils connaîtront la vie éternelle, mais de manière
différente, chacun selon son état. » Boulgakov propose une révision du
ciel et de l’enfer : ils n’existent pas côte à côte, une asymétrie réside
entre l’éternité du ciel et celle de l’enfer.
Imaginer une
permanence au royaume de Satan serait un dualisme ontologique qui tendrait au
manichéisme. Selon la doctrine chrétienne de la Création, Dieu n’est pas la
cause directe du mal : la source ontologique du mal n’est pas éternelle,
au contraire de celle du bien. Le mal ne peut exister indépendamment du bien. À
la suite de Grégoire de Nysse, Boulgakov considère que le mal n’a pas de
profondeur ni de créativité : le mal s’élimine de lui-même et il ne peut y
avoir de progrès infini vers le mal, au contraire du bien.
Admettre la
damnation d’une seule créature rationnelle reviendrait à restreindre la sagesse
et la bonté de Dieu. La liberté des créatures, quelle que soit l’obstination et
la persistance du mal, ne peut représenter un obstacle à la Grâce de Dieu. Affirmer
l’impossibilité de la repentance pour certains, ce serait admettre que le mal
est parvenu à ses fins, ce qui constituerait un « blasphème
satanique » à l’encontre de la Création de Dieu.
L’unité morale de
l’humanité et la communauté ontologique de la Résurrection excluent toute
séparation éternelle entre les sauvés et les damnés. Ceux qui connaîtront le
Ciel ne pourront rester indifférents envers ceux qui souffrent en enfer, ni
même se réjouir de leur tourment. La félicité de la rédemption demeurerait
imparfaite aussi longtemps qu’il y aurait un seul damné en enfer et si l’enfer
était un lieu permanent, les justes le ressentiraient par compassion envers les
diables.
Comment réconcilier
cet optimisme avec la distinction biblique entre les agneaux et les
loups ? Si séparation il y a, c’est moins entre deux humanités séparées
qu’en chaque individu. Boulgakov développe un paradoxe étrange : tous
brûleront en enfer, mais tous connaîtront le paradis.
« Il nous
faut conclure que la séparation entre le ciel et l’enfer, entre la béatitude et
le tourment est intérieure et relative à chacun. Tout être humain porte en lui
l’un et l’autre, en proportions différentes selon son honnêteté personnelle.
Dès lors que nous sommes tous pécheurs, chacun porte en lui-même la fournaise
de son propre enfer, même à un faible degré. Inversement, il n’existe aucune
âme qui ne soit illuminée par la lumière du paradis, même si la lumière n’est
plus qu’un point ou un lointain reflet. »
1 Corinthiens
3 :15 : « Si l’œuvre de quelqu’un est consumée, il en fera la
perte, mais pour lui, il sera sauvé, comme au travers du feu. » Selon Boulgakov, ce texte s’applique aux
damnés de l’enfer, et non aux âmes du Purgatoire comme le pensaient certains
théologiens catholiques de son temps ; l’Orthodoxie ne reconnaissait pas
ce troisième lieu, mais Boulgakov y reconnaissait une pratique de prière pour
les morts qu’il tournait dans un sens synergétique : prier pour les âmes
des défunts rejaillissait non seulement sur Dieu mais aussi sur la condition
spirituelle des défunts dans l’au-delà.
Toute souffrance
infernale étant une épreuve temporaire, Boulgakov en vint à définir l’enfer
comme un « purgatoire universel », « vseobshchee
chistilishche » Bien qu'il n’ait employé l’expression qu’une fois,
pour ne pas froisser son lectorat orthodoxe, elle témoigne de la créativité de
son enseignement.
Boulgakov évoque la
réintégration inévitable de Satan et des anges déchus, ainsi que celle de tout
le genre humain. Mais il mettait en garde contre la doctrine d’Origène :
elle devait être divulguée avec précaution, non pas aux simples d’esprit, car
elle pouvait obscurcir ou émousser leur sensibilité aux œuvre du malin en cet
éon. Satan était déchiré entre sa conscience angélique de créature et sa
prétention à être le prince de ce monde.
Dans Apocatasatis,
il se demande : « Comment Satan pourrait-il lutter éternellement
contre lui-même ? Doit-il perdre une partie de son propre pouvoir pour se
vaincre ? » Après son expulsion de ce monde, ses ressources
étaient vouées à l’épuisement, rongées par cette contradiction
intérieure : à la fin des fins, Satan devra s’en remettre à Dieu dont la
bonté illimitée a donné son fils à la terre, un sacrifice qui s’étend jusque
dans les profondeurs du royaume des ténèbres.
Matthieu
5 :29-30 : « Si ton œil droit est pour toi une occasion de
chute, arrache-le et jette-le loin de toi ; car il est avantageux pour toi
qu’un seul de tes membres périsse et que ton corps entier ne soit pas jeté dans
la géhenne. Et si ta main droite est pour toi une occasion de chute, coupe-la
et jette-la loin de toi ; car il est avantageux pour toi qu’un seul de tes
membres périsse et que ton corps entier n’aille pas dans la géhenne. »
Boulgakov
interprète le Jugement dernier à partir de ce verset, comme une amputation du
mal et non comme un châtiment. Nul péché ne peut être remis sans la contrition
et la purification. « Il serait vain, pusillanime et sentimental de
croire que le mal peut s’oublier ou être pardonné, sans tenir compte du moindre
tribunal, de la moindre justice. Dieu ne tolère pas le péché et il n’oublie
jamais, un simple pardon serait ontologiquement impossible. Tout péché doit
comparaître devant la face de Dieu. »
Il y a du Dostoïevski,
celui de Crime et Châtiment, dans ces lignes. Mais Boulgakov avait sans
doute tort de limiter le pouvoir de pardon de Dieu. D’autres aspects de son
eschatologie sont tout aussi discutables.
Critique :
l’universalisme de Boulgakov.
L’universalisme de
Boulgakov s’enracine dans une exégèse fidèle de la patristique : avec
force et originalité, il s’inspire de Grégoire de Nysse et d’Isaac de Ninive,
mais aussi des méditations de Florensky sur la Géhenne dans La Colonne et le
fondement de la vérité. Néanmoins, il se sépare de son eschatologie
antinomiste. Pour Florensky, l’eschatologie était le domaine des antinomies au
sens kantien du terme.
La reconnaissance
de l’amour illimité de Dieu menait Florensky à admettre l’éternité de l’enfer —
car la liberté humaine, don de Dieu, est aussi liberté pour l’enfer — alors que
Boulgakov, lui, y trouvait prétexte à l’apocatastase et à l’universalisme.
Selon Florensky, cette aporie ne pouvait se résoudre rationnellement… Seuls les
sacrements ou la communion pouvait lever la contradiction et Berdiaev, qui
accentuait les aspects paradoxaux, insistait sur leur résolution au niveau
pratique et non théorique : il fallait accomplir son salut sur cette
terre, collectivement, pour parvenir à la rédemption universelle, voulue par
Dieu.
Pour Boulgakov, au
contraire, la liberté de la créature, y compris si elle se tourne contre Dieu,
ne peut représenter un obstacle permanent à la bonté de Dieu, lequel demeure la
source de l’être même. Ce déplacement méthodologique des catégories juridiques
à l’ontologie caractérise l’universalisme ontologique de Boulgakov que l’on
peut résumer ainsi :
a) toutes les
créatures dotées de raison ne subissent pas passivement leur jugement et leur
résurrection, mais coopèrent en synergie avec Dieu b) le Jugement dernier
consiste en la confrontation entre chaque ressuscité et son image éternelle en
Christ c) le sens du jugement est essentiellement thérapeutique et non pas
judiciaire d) l’unité morale et ontologique de l’humanité rend toute séparation
du genre humain impossible e) la distinction entre bien et mal s’opère avant
tout à l’intérieur de tout être humain f) tous subiront un « purgatoire
universel » mais g) nul ne subira des tourments éternels, ce qui
impliquerait un dualisme h) après un temps de purgatoire, toute la Création, y
compris Satan et les Anges déchus, sera réintégrée dans son union avec Dieu.
Cet universalisme
ontologique se distingue de « l’universalisme de l’espérance »
qui s’exprime chez des théologiens catholiques comme Hans Urs von Balthasar et
Karl Rahner. Ces derniers affirment qu’en dehors des chrétiens, nul ne peut
être assuré de la Rédemption, mais dès lors que les chrétiens en sont
conscients, il est de leur devoir d’espérer que nul ne soit perdu. Épistémologiquement,
la théologie de Balthazar et de Rahner s’avèrent plus modestes que celles de
Boulgakov pour qui l’apocatastase n’était ni un antinomisme, ni une
espérance, mais une nécessité ontologique universelle.
Cette absence de
modestie sur le plan eschatologique est peut-être le péché de Boulgakov :
partisan du minimalisme dogmatique de l’Église Orthodoxe, Boulgakov finit par
se tourner vers un maximalisme une fois assuré de son apocatastase ; bien
qu’il ait dénoncé l’anthropomorphisme de la théologie traditionnelle, sa propre
conception de la parousie n’en était pas exempte, tout comme son œuvre
comportait certaines digressions chiliastiques ou contraires à la tradition,
par exemple lorsqu’il affirme que la Seconde venue sera précédée de la parousie
de la Mère de Dieu ou que Jean-Baptiste se tiendra auprès du trône, au côté de
Satan repenti.
Berdiaev
considérait l’universalisme ontologique de Boulgakov comme une survivance du
marxisme dont ils avaient tous deux été adeptes et qui soumettait le
déroulement historique à une loi d’airain, inéluctable, celle des forces de
productions économiques, qui menaient le monde vers la Révolution. En effet,
l’universalisme ontologique de Boulgakov était fortement déterministe et ne
laissait aucun choix, aucune possibilité de refus de Dieu, à quoi il répondait
que cette liberté de refus impliquerait alors une limite au pouvoir de Dieu, ce
qui est impossible. Ce débat révèle toute la tension qui existe entre la grâce
et le libre-arbitre et les problèmes posés par l’universalisme ontologique
n’ont pas encore trouvé toutes leurs réponses dans la théologie occidentale.
« Après
tout, remarquait George Florovsky, en quoi l’obstination, le refus de
Dieu, serait-il un plus grand paradoxe, ou un empêchement de la Rédemption, que
la Chute elle-même, l’acte de désobéissance ou de révolte à l’origine de la
dégradation de l’ensemble de la Création ? » Effectivement, la
question de l’origine du mal n’est pas moins épineuse que celle de son destin
ultime. Si Dieu pourtant tout-puissant a laissé s’accomplir le premier acte de
la tragédie du mal, alors, comment prédire ce qu’il en sera dans les derniers
temps ? Il se pourrait bien que Dieu abandonne certains pécheurs, ceux qui
auront choisi de s’endurcir dans le mal.
D’autre part, si le
Jugement tient dans la prise de conscience de notre échec, de ce en quoi nous
avons échoué à nous rapprocher de la réalité de Dieu et de ce qu’il voulait de
nous, alors, pourquoi la seule prise de conscience de la bonté de Dieu
suffirait-elle à mener à la repentance ?
La connaissance du
Bien, aussi évidente et persuasive soit-elle, n’implique pas nécessairement
d’agir bien. Pour Boulgakov, lors de la Résurrection, la faiblesse de la
volonté ne sera plus parce que le Mal ne sera plus, il ne restera que le Bien,
pour tous, sous différents modes, où la volonté puisera. Sera-ce par libre
choix ? Par persuasion ? Une vérité qui serait immédiatement et
intégralement acceptée, au point que l’on s’y soumette en entier ne se
distinguerait pas beaucoup d’une compulsion irrésistible, donc d’une absence de
libre-arbitre.
[De même, s’il
n’existe plus que le Bien sous différentes formes, ces degrés de bien devraient
s’équivaloir parfaitement, sinon, un seul « moindre bien » suffirait
à reconstituer une hiérarchie entre bien et mal.]
Enfin, si tous les
êtres rationnels seront ramenés à l’harmonie par la confrontation de leur image
idéale en Dieu, alors, les choix que nous opérons dans cette vie, aussi bien
que l’histoire de l’humanité, apparaissent de peu d’importance. Cet universalisme
ontologique résout tous les conflits et propose une sorte de happy end en
oubliant tout le tragique et la cruauté de la destinée humaine.
Bien sûr, la
« pastorale de la peur », la menace des tourments éternels de
l’enfer, est une très mauvaise pédagogie mais toute la question est de savoir
si les actions humaines, l’histoire dans sa totalité, interviennent dans le
salut de l’humanité. La théologie de Boulgakov semble répondre par la négative,
bien qu’elle évoque une coopération entre Dieu et ses créatures. Comme quoi, l’eschaton
doit bel et bien être un accomplissement et non pas une annulation de ce qui
fut.
L’universalisme ontologique de Boulgakov représentait sans doute un message d’espoir aux émigrés russes, dépossédés, et qui s’étaient retrouvés à Paris, en pleine France occupée. Les prophètes de malheur ne sont pas nécessaires à ceux qui sont déjà accablés. La promesse eschatologique de Boulgakov annonçait le triomphe de Dieu sur le goulag et les camps hitlériens : peu importe l’intensité du mal, nous irons tous au paradis. Sans doute, mais le problème du mal ne rend pas chez lui le même écho profond que chez Berdiaev ou Dostoïevski.
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