Source : L’Ange de l’Histoire, Rosenzweig, Benjamin, Scholem, par Stéphane Mosès, éditions Gallimard, collection Tel, relecture 2008-2023
Le présent de la connaissance, ce « temps de
maintenant », d’où procède toute appréhension du passé et de l’avenir, est
de plus en plus clairement défini, à partir des années 1936-1937, comme un
moment de l’histoire et, plus précisément, de la politique : c’est à
partir d’une expérience concrète des crises et des conflits collectifs dans
lesquels il est lui-même impliqué que l’historien vit son double rapport au
passé et à l’avenir.
Comme saint Augustin, Benjamin pourrait dire :
« Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le
présent du futur » mais ce présent à la fois immuable et toujours nouveau
n’est pas chez lui un état de l’âme, c’est une inscription dans l’histoire.
D’où le caractère fondamentalement historique de la perception du passé, comme
de celle de l’avenir : Benjamin aurait pu reprendre à son compte la
formule des Confessions : « Le présent du passé, c’est la
mémoire ; le présent du présent, c’est la vision ; le présent du
futur, c’est l’attente. »
Mais il faut bien comprendre que toutes ces notions
représentent pour lui des catégories historiques : la mémoire, c’est celle
qui évoque le souvenir des générations passées ; l’attente, c’est celle du
salut collectif de l’humanité ; quant à la vision, Benjamin la comprend
comme la qualité prophétique impliquée dans l’intuition politique du
présent : « Ce n’est pas un hasard si l’on trouve chez Turgot une
définition du présent comme objet intentionnel d’une prophétie, c’est-à-dire
comme réalité fondamentalement politique :
« Avant même que nous ayons pu nous informer
sur un certain état des choses, celui-ci a déjà changé plusieurs fois. Ainsi,
lorsque nous apprenons ce qui s’est passé, il est déjà trop tard. C’est
pourquoi l’on pourrait dire de la politique qu’elle est pour ainsi dire vouée à
prévoir le présent. C’est exactement sur une telle conception du présent que se
fonde l’actualité d’une authentique écriture de l’histoire. »
Pour comprendre politiquement le présent, il faut donc,
d’une certaine manière, anticiper l’avenir ; cette anticipation n’est
pourtant pas de l’ordre de la prédiction, comme si le futur était
inéluctablement inscrit dans le présent ; il s’agit plutôt de déchiffrer
le présent à sa façon dont un joueur d’échecs lit la disposition des pièces sur
l’échiquier, c’est-à-dire en tenant compte à l’avance des développements
éventuels qu’elle implique.
Contrairement à la perception naïve, c’est-à-dire non politique, du présent, qui n’y découvre jamais que la répétition ou la trace d’une situation déjà dépassée, la lecture politique d’une constellation donnée sera celle qui, en quelque sorte, la déplacera d’un cran en direction de l’avenir. Si l’on peut parler ici de prophétie, « celle-ci, écrit Benjamin, ne prédit pas l’avenir. Elle se contente d’indiquer quelle est l’heure qui vient de sonner. »
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