« Smouta »

 

Source : Ossip Mandelstam : mon temps, mon fauve, une biographie par Ralph Dulti, éditions Le Bruit du Temps, traduction de l’allemand par Marion Graf, revue par l’auteur, collection La Doagna.

La formule « Florence à Moscou » est davantage qu’un rébus poétique : c’est le programme de toute la poésie de Mandelstam, de la synthèse entre les éléments authentiquement russes et les éléments occidentaux à laquelle elle aspire. Dance poème, Athènes (l’Acropole), Rome (Aurore, déesse de l’Aube), et Florence (l’architecture d’Aristotele Fioravante) fusionnent avec la ville russe. Mandelstam semble accepter le cadeau de Marina (Moscou) mais il l’intègre aussitôt dans son monde à lui, européen : Athènes, Rome, Florence. Chez Mendelstam, la ville sainte, archaïque, orientale revêt des habits occidentaux, une forme européenne et lumineuse…

Mais dès le deuxième poème, écrit en mars 1916, la plus sinistre des superpositions se fait jour. La traversée en traîneau dans Moscou enneigée se mue en un voyage à travers une période de l’histoire russe marquée par les mythes religieux, les assassinats politiques et les usurpations : « Le Temps des Troubles », qui suivit la mort d’Ivan le Terrible (1584) Le locuteur du poème, qui traverse Moscou, en compagnie de Marina, s’identifie à deux Tsarevitch assassinés : Dimitri, le fils cadet d’Ivan le Terrible, et Alexeï, exécuté par son propre père, Pierre le Grand, en 1718.

« Glissant sur un traîneau garni de paille / à peine recouvert de la natte fatale / nous traversions Moscou / Des Monts des Moineaux jusqu’à l’église familière / Le lointain rude est noir de vols d’oiseaux / Et les mains liées enflent / Ils transportent le tsarevitch, le corps se fige atrocement / Ils mettent le feu à la paille roussie »

Le poème préfigure étrangement la mort violente du poète lui-même. En cette année 1916, déjà, avant que toute révolution n’éclate, il appréhende la face la plus sombre de Moscou, alors que le premier poème à Marina baignait encore dans la carté d’une vision européenne ; et, pressentant un nouveau « Temps des Troubles », il va jusqu’à donner à voir sa propre exécution.

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