Sang du pauvre

 

Source : Léon Bloy, l’impatient par Albert Béguin, éditions Egloff (vintage 1944), relecture 2017-2023.

Dès l’instant où l’on est sorti de la Foi, le symbole devient impénétrable, et cela revient à dire qu’il se met à exister pour lui-même, sans qu’il soit possible d’aller à travers lui jusqu’à la Réalité à laquelle il correspond ; c’est alors tout le monde visible qui cesse de porter « la trace des pas de l’Invisible » et qui commence une vie autonome, une vie sans vie, au lieu de puiser la plénitude de son existence dans la plénitude de sa signification. Il en est ainsi de l’argent, de même que de toutes les figures de Dieu, qui ont cessé, non seulement d’être comprise figurativement, mais vraiment d’être des figures.

C’est décrit dans l’Évangile même, l’acte de Judas qui, perdant le sens du lien qui unit le Christ à son symbole, l’argent quitte l’Un pour l’autre et fait le tragique échange du Sauveur pour les deniers. Il préfigure ainsi ce que commettra l’humanité quand, oublieuse de la relation symbolique, elle aura dissocié l’Argent du Christ, vu dans l’Argent non plus la figure mais l’équivalent de Dieu, et adoré l’Argent en lui-même, au lieu d’y contempler la mystérieuse tradition du Seigneur.

Tout le difficile symbolisme de l’argent se retrouve, avec une nuance de paradoxe satirique qui cache la plus grande gravité, dans L’Exégèse des Lieux communs. L’originalité de ce livre a prêté à bien des malentendus et il a eu souvent l’assentiment de ceux qu’il devrait davantage hérisser. Bloy a choisi une singulière méthode pour jeter à la face du monde moderne son extrême misère spirituelle. Ce monde est, nous le savons, celui qui ne voit plus qu’un seul plan, qui ignore et nie les profondeurs, qui use des symboles sans se douter de l’abîme de signification qui s’y cache.

On ne sait plus à quel point tout est lié dans la création divine et lié une seconde fois par l’Incarnation qui a conféré leur valeur à toutes choses visibles. On est devenu incapable d’apercevoir la série des identités qui fait que réellement la moindre parole prononcée, si insignifiante soit-elle en apparence, concerne quelque chose qui est bien au-delà de ce qu’elle paraît désigner.

C’est ainsi que les lieux communs proférés quotidiennement par le Bourgeois, qui y exprime les éléments de sa médiocre « sagesse », sont ignobles dans le sens où il les emploie et trahissent la pire bassesse d’âme ; mais ces formules banales contiennent un autre sens, profondément ignoré de celui-là même qui y recourt, et demeurent, comme toute parole, chargées de vérité divine. Le Bourgeois, sans en avoir la moindre conscience, continue à parler par figures.

Tout ce qu’il dit, par exemple, de l’argent est répugnant au sens littéral, mais devient lumineux et plein de vue sur le Mystère dès qu’on se rappelle que l’argent est figure de Dieu. Manger de l’argent, l’argent n’a pas d’odeur, peut-on vivre sans argent, on ne jette pas l’argent par la fenêtre, je ne crache pas sur l’argent… Autant de locutions immondes que Bloy interprète dans leur acception symbolique, pour la confusion de ceux qui les prononcent.

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