« Comme un astre sans atmosphère »

 

Source : L’Ange de l’Histoire, Rosenzweig, Benjamin, Scholem, par Stéphane Mosès, éditions Gallimard, collection Tel, relecture 2008-2023

« Mon grand-père avait coutume de dire : La vie est étonnamment brève. Dans mon souvenir, elle se ramasse aujourd’hui sur elle-même si serrée que je comprends à peine par exemple qu’un jeune homme puisse se décider à partir à cheval pour le plus proche village sans craindre que, tout accident écarté, une existence ordinaire et se déroulant sans heurts ne suffisent pas, de bien loin, même pour cette promenade. » (Franz Kafka : Le Plus proche village)

Walter Benjamin proposait à Brecht l’interprétation suivante : « La véritable mesure de la vie est le souvenir. Il parcourt la vie en un éclair, le regard tourné vers l’arrière. En aussi peu de temps qu’il n’en faut pour feuilleter à l’envers les pages d’un livre, il revient au plus proche village vers l’endroit où le cavalier avait décidé de se mettre en route. Ceux, comme les Anciens pour qui la vie s’est transformée en écriture, ne peuvent lire cette écriture qu’à l’envers. C’est ainsi seulement qu’ils se rencontrent eux-mêmes et c’est ainsi seulement, en fuyant le présent, qu’ils peuvent la comprendre. »

Au jeune cavalier du récit de Kafka qui n’atteindra jamais le plus proche village, Benjamin oppose le point de vue du grand-père, dont le regard rétrospectif embrasse, en un clin d’œil, la durée de toute une vie. Il ne s’agit plus seulement, comme dans l’essai de Proust, d’une redécouverte du passé personnel, de la restauration du bonheur primordial, celui de l’enfance, mais d’un retour, au sein du présent, à l’origine de l’histoire elle-même.

Ces allusions, le plus souvent chiffrées, à des traces éparses d’expériences auratiques au fond de la modernité témoignent sans aucun doute de la persistance, chez Benjamin, d’un modèle théologique de l’histoire. Des éclats de la vérité originelle subsistent encore aujourd’hui, cachés çà et là, tout au fond de notre monde profane ; la tâche de « l’historien matérialiste » dira-t-il dans les Thèses sur le concept d’Histoire, consiste précisément à recueillir ces « étincelles d’espérance » enfouies dans le passé et à les faire revivre comme des citations de textes anciens qui retrouvent leur jeunesse dans le contexte nouveau où ils sont intégrés, au cœur même du présent.

Mais ces « éclats de temps messianiques » sont perdus dans une réalité désespérément vidée de toute magie auratique. Dans un monde irrévocablement privé de la profondeur des lointains, la poésie de Baudelaire elle-même « brille au ciel du Second Empire comme un astre sans atmosphère. »

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