« выворачивать »

 

Pris sur Academia.edu. Le Temps et l’Espace selon Pavel Florensky par Michael Chase, CNRS (Paris), in. Scholi, vol. 9.1 (2015), traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended.

« L’accélération au-delà de la vitesse de la lumière dématérialise les corps, renverse le cours du temps et impose une téléologie où les effets ne suivent plus les causes, comme causalité efficiente, mais les précèdent, comme causalité finale. »

Pavel Florensky : Les Imaginaires en géométrie

*

« Si notre monde n’est plus euclidien, la géodésique ou ligne d’univers n’est plus la ligne droite, mais une courbe qui devient le plus court chemin d’un point à un autre. »

Gaston de Pawlowski : Voyage au Pays de la Quatrième Dimension

*

« Seule la vitesse de la lumière permet d’atteindre l’imaginaire »

Michael Chase

*

Florensky : sa vie, son temps.

Pavel Alexandrovitch Florensky est né près d’Yevlax, en Azerbaïdjian, en 1882, avant d’émigrer avec sa famille vers Tbilissi, capitale de la Géorgie, où il suivit les cours du lycée, reçut une excellente formation à l’antiquité classique, au grec et au latin, deux langues qu’il pratiquerait toute sa vie et qui imprègnent certaines de ses œuvres, comme Le Sens de l’idéalisme.

Après le gymnasium, à son inscription à l’université de Moscou, Florensky décida de se spécialiser en physique et en mathématiques et il y étudia entre autres les théories de Georg Cantor, avant d’obtenir son diplôme en 1904, avec une thèse de géométrie sur la discontinuité des courbes.

Bien qu’il aurait pu se consacrer au professorat, il s’inscrivit à l’Académie théologique de Moscou où il étudia jusqu’en 1908. Florensky rencontra alors les personnalités les plus marquantes de l’intelligentsia parmi lesquelles le poète symboliste Andréï Biély Bougaïev, lui-même fils d’un professeur de mathématiques, mais aussi Nicolas Berdiaev, Sergueï Boulgakov et Alexandre Blok. Florensky enseigna l’Histoire de la Philosophie à l’Académie théologique à partir de 1908 jusqu’à sa fermeture en 1919 et c’est au cours de cette période qu’il acheva la composition de son chef-d’œuvre La Colonne et les fondements de la vérité (1914) [traduit en français (1975) aux éditions de L’Âge d’Homme]

À côté de ses études théologiques et philosophiques, Florensky menait d’intenses recherches scientifiques et obtint près de trente brevets pour des découvertes et inventions. Après la Révolution d’Octobre, il fut envoyé aux usines de Karbolit qui fabriquaient du plastique ; à partir de 1921, il travailla comme ingénieur électricien à la Glaveletkro, Administration Centrale pour l’Électrification de la Russie et au Golero, Institut d’État pour le Développement technique et électrique ; c’est là qu’il mènerait des recherches sur les matériaux d’isolation et les conducteurs.

En 1921, également, le VKhOUTEMAS, « Les Ateliers supérieurs d’art et de technique », l’engage pour enseigner la cosmologie, ce qui devait lui inspirer la publication de des deux œuvres dont nous traiterons ci-dessous : Les Imaginaires en géométrie (1922) et Analyse de l’espace et du temps dans les œuvres artistiques (1924-1925) Jusqu’à cette époque, grâce à ses aptitudes scientifiques, Florensky s’était relativement entendu avec le régime soviétique bien qu’il ait continué à donner des cours et des conférences dans ses habits de prêtre.

Ses premiers déboires avec la censure survinrent lorsque, dans son livre sur l’imaginaire, il affirma que Dante avait anticipé la géométrie non-euclidienne dans la Divine comédie, mais il repoussa ses accusations dans une lettre ouverte. Sous Staline, il fut arrêté en 1933, au motif de menées contre-révolutionnaires et condamné à dix ans de travaux forcés, ce qui lui valut une déportation en Sibérie où il poursuivit ses recherches sur les matériaux d’isolation et l’électrodynamique, ainsi que des études sur le permafrost ; ensuite, il fut déporté aux Îles Solovski, dans la Mer blanche, où il mena des recherches sur les algues. Enfin, il fut ramené à Leningrad et exécuté dans la nuit du 8 décembre 1937.

Florensky était un homme de la Renaissance, un polymathe qui s’intéressait à une gamme extraordinaire de sujets, dans le domaine scientifique, mathématique, géométrique, biologique comme dans celui des sciences sociales, y compris le folklore, l’anthropologie, l’histoire des religions, la philosophie, la linguistique, l’esthétique, et la liste serait longue. Sergueï Boulgakov et Nicolas Lossky le comparaient à Léonard de Vinci et il est vrai que peu d’intellectuels du vingtième siècle pratiquèrent autant de domaines, avec, à chaque fois, la même profondeur de vue. En fait, Florensky cherchait à réconcilier science, philosophie et théologie, dans une recherche éperdue de ce qu’il considérait comme la vérité.

Au bout du compte, cette vérité était de nature religieuse. Florensky avait été ordonné prêtre en 1911 et était resté un fervent orthodoxe, depuis une crise mystique et existentielle à 1899 ; sa foi l’emportait sur sa condition de scientifique, ce qui l’amena à soutenir une cosmologie aristotélique-ptoléméenne contre Copernic.

La vérité qui l’animait se traduisait en termes philosophiques, synonyme de ce qu’il appelait « réalisme » : « la foi dans la vérité et en l’existence de l’être trans-objectif. » Il était sincèrement persuadé de l’existence d’un monde de formes platoniques, plus vrai que l’empirisme de la quotidienneté. Dans une de ses dernières lettres du goulag envoyées à sa famille, il évoque le « mystère qui ôte parfois le masque de la corporéité. » Ce sens du mystère, commun avec Einstein, confinait néanmoins chez lui à un sentiment de terreur, proche du démonique goethéen.

Certaines interprétations de Florensky sur la physique moderne peuvent paraître farfelues ou tirées par les cheveux, ce à quoi je répondrais qu’elles ne le sont pas moins que d’autres, fréquemment invoquées parmi les physiciens d’aujourd’hui, comme la théorie des mondes multiples.

Le Temps : Le Sens de l’Idéalisme.

Dans ce traité publié en 1914, Florensky suit La Quatrième dimension (1909) et Tertium organum (1911) de Piotr Demianovitch Ouspensky, et aborde les exercices proposés par le mathématicien et philosophe britannique Charles H. Hinton (1853-1907) pour percevoir l’espace indépendamment de tout point de vue ; les deux œuvres de Hinton, Une nouvelle ère de l’esprit (1888) et La Quatrième dimension (1904) avaient été traduites en russe en 1915, mais ses idées étaient déjà sans doute en circulation.

Les méthodes que Hinton préconisait paraissaient à la fois trop simples et trop mécaniques à Florensky. Tout comme les premières peintures cubistes de Picasso ; Florensky qualifiait ce dernier de « profanateur de sépultures », « Oskvernitil’ mogil », elles manquaient selon lui de force intérieure et de vie authentique.

Florensky proposait une modernisation de la caverne platonicienne et de la définition du temps comme « image mobile de l’éternité » qui égalait selon lui le « principe de la relativité » ; il définissait le temps comme « un espace-temps à quatre dimensions » Ce qui veut dire qu’un habitant d’un monde à n dimensions ne peut percevoir la réalité d’un monde à n+1 dimensions mais qu’en revanche, il peut percevoir un tel monde comme une succession, comme une série de moments ou de « sections microtomiques. » Ainsi, le Temps se définit comme une traversée de cette série de moments, dont la totalisation est l’équivalent de la quatrième dimension.

Pour comprendre Florensky, il faut nous représenter l’espace-temps sous la forme d’un tore tridimensionnel : un objet cylindrique dont chaque section bidimensionnelle correspond à un état du monde à un moment donné.

Pour illustrer cette perception supérieure à quatre dimensions, Florensky recourt à deux images : l’allégorie platonicienne de la Caverne dans le livre VII de la République et le Royaume des Mères dans la deuxième partie du Second Faust de Goethe. L’articulation entre le monde à trois et à quatre dimensions est analogue à la différence qui existe entre l’ombre projetée sur la paroi chez Platon et les objets du monde réel et ces mêmes idées sont les mères de tout ce qui existe ; elles résident dans les profondeurs de notre réalité tridimensionnelle, « glubina nashego trëkmernogo mira. »

Florensky et les Mères.

Chez Goethe, Faust doit se munir d’un trépied qui lui permettra d’invoquer Hélène et il demande à Méphistophélès comment s’y prendre :

Méphistophélès

Il y a un chemin

Faust

Dis-moi sans détour !

Méphistophélès

Des déesses trônent sublimes en solitude,
Nul espace, nul temps ne les cernent ;
Parler d’elle est impossible.
Ce sont les Mères !

Faust (effrayé)

Mères !

Méphistophélès

Tu en frémis ?

Faust

Les Mères ! Mères ! Quelle étrange résonance !

Méphistophélès

Étrange en effet. Déesses, inconnues
À vous autres mortels, que nous n’aimons pas nommer.
Vers leur demeure il va falloir que tu fouilles au plus profond ;
C’est par ta faute que nous avons besoin d’elles.

Faust

Où est le chemin ?

Méphistophélès

Pas de chemin ! Dans l’impénétré,
Dans l'impénétrable ! Un chemin vers l'inexaucé,
Vers l'inexorable ! Es-tu prêt ?

Ces divinités que Goethe appelle les Mères, dont certaines trônent alors que d’autres errent, sont enveloppées des images de toutes les créatures ; les mères œuvrent éternellement à former et à transformer la matière. Puissances telluriques et chtoniennes, elles séparent et distribuent les formes, elles les expulsent à la lumière du jour et enfouissent les autres dans les profondeurs de la nuit. Elles ne perçoivent aucun individu, rien que des formes, des schèmes, « Schemen. »

Goethe semble ici s’être inspiré de Plutarque — Vie de Marcellus, chapitre 20 et De l’obsolescence des oracles, chapitre 22 — en décrivant ses Mères comme les gardiennes des « Urphänomene », des archétypes de toute chose. Dans la philosophie de la nature selon Goethe, ces formes primordiales sont celles qui président aux lois universelles et aux cycles de métamorphoses.

Dans Le Voile d’Isis, l’historien de la philosophie Pierre Hadot écrit au sujet des Mères qu’elles « nous procurent un aperçu d’une inconcevable et insondable transcendance, inaccessible à l’entendement humain, mais dont nous éprouvons, de temps à autre, une prémonition par des images ou des symboles. »

Ce principe absolu, Florensky crut également le découvrir chez Cantor : le temps et l’espace en soi n’ont pas de sens. « Um sie kein Ort, noch weniger eine Zeit » mais résident dans les profondeurs : « Nach ihrer Wohnung magst ins Tiefste schürfen. »

Dans son traité sur l’imagination, Florensky explique ainsi l’apparition-disparition soudaine des étoiles que nous appelons aujourd’hui supernovas : les transformations d’un objet reflètent celles qu’il subit dans son intériorité, mais on pourrait tout aussi bien les envisager comme la transition d’un objet à quatre dimensions au travers d’un espace tridimensionnel — par ailleurs, ce sont là des notions ouspenskiennes.

Florensky reste très allusif, mais sa quatrième dimension, à l’instar des essences platoniciennes, est à la fois intemporelle et immuable. Lorsque nous observons le monde sensible, mouvant, fluent, nous percevons en fait une projection tridimensionnelle, donc partielle, d’une réalité à quatre dimensions.

Si nous prenons un paquet de cartes où une personne est représentée dans différentes positions sur chaque carte et que nous faisons défiler rapidement ces cartes, entre le pouce et l’index, le mouvement apparaît et le personnage s’anime. De même, chez Florensky, les phrases de développement des êtres ne sont pas perçues dans leur simultanéité mais dans la succession de leurs « limites réciproques. »

Pour intuitionner le processus de toute chose, il faut rassembler toutes les perspectives en une seule et cela implique de comprendre le temps comme la quatrième coordonnée, invisible, dans laquelle s’inscrit tout développement. La biographie d’un individu ne peut être comprise à partir d’un moment isolé de son contexte : chaque moment d’une biographie doit être repensée par un acte de synthèse et un tel mouvement ne peut s’opérer dans le temps, mais bien dans l’éternité.

Temps et biographie : « L’Analyse de l’espace dans les œuvres d’art »

Près d’une décennie plus tard, Florensky allait revenir sur la question biographique. Les êtres humains ne sont pas les seuls à bénéficier de ce dernier registre : la botanique n’étudie pas des spécimens isolés de végétaux, mais l’écosystème dont ils font partie. Une forêt, prise comme ensemble, « configure sa propre forme, elle s’attribue sa propre entéléchie » et ne peut être considérée comme une simple représentation, une photographie immobile.

La forêt est une forme à quatre-dimensions qui s’exprime et se déploie à travers le temps et l’espace. La réduire à trois dimensions manquerait « sa biographie dans sa totalité. » La « contemplation mystique » au travers d’un symbole « apte à devenir la forêt elle-même » peut nous aider à ressaisir cette intuition de la quatrième dimension, « dans son instantanéité », comme le parfum d’une fleur restitue non seulement la fleur, mais le paysage où elle s’enracine.

Dans le domaine artistique, le portrait dressé par un biographe vise à présenter l’unité supra-temporelle de la personnalité : l’image se décompose en sections, selon ses coordonnées de déroulement dans le temps, mais cette image doit ensuite être examinée en profondeur et à ce sujet Florensky cite Luther, bien que la source soit plutôt « La Philosophie mystique », Philosophie der Mystik par Carl du Prel, qu’il aura sans doute lu en traduction russe, en 1895.

Dans l’édition allemande de cet essai, figure la citation de Luther : « Gott sieth die Zeit nicht der Lange nach, sondern der Quere nach an : vor ihm ist alles auf einem Haufen » soit « Dieu ne voit pas les choses dans leur longueur, mais par plan de coupe. » Du Prel l’interprète ainsi : « Luther réduit l’omniscience de Dieu à l’imagination poétique, tout comme l’éclair de génie transforme une succession dans le temps en une juxtaposition d’états perçus tout à la fois et d’un seul coup d’œil. »

Cette citation semble elle-même empruntée [à la correspondance de Mozart — Das Muzikleben, première année, premier cahier, Mayence 1948] où il écrit :

« Mon âme alors s’échauffe, du moins, quand je ne suis pas dérangé ; l’idée grandit, je la développe, tout devient de plus en plus clair, et le morceau est vraiment presque achevé dans ma tête, même s’il est long, de sorte que je puis ensuite, d’un seul regard le voir en esprit comme un beau tableau ou une jolie personne. Je veux dire qu’en imagination, je n’entends nullement les parties les unes après les autres dans l’ordre où elles devront se suivre, je les entends toutes ensemble à la fois. Instants délicieux ! Découverte et mise en œuvre, tout se passe en moi comme dans un beau songe très lucide, mais le plus beau est d’entendre ainsi tout à la fois. »

Précédemment, j’ai suggéré que cette perception mozartienne à la fois intemporelle et simultanée rappelle le Dieu de Boèce qui perçoit tout à la fois dans la chronologie des faits du monde. Ces conceptions trouvent une réactualisation dans la relativité restreinte d’Einstein ou le temps vécu de Minkowski, ainsi que chez les philosophes contemporains qui étudièrent une perception du temps-bloc.

Entrée en imaginaire : Le Temps dans Les Imaginaires en géométrie

Le traité de Florensky date de 1922, bien que sa conception remonte à ses années d’étudiants à Moscou. Il y produit une nouvelle interprétation de la relativité et des nombres imaginaires dans la géométrie non-euclidienne ; l’œuvre, bien que brève, est très technique et ses conclusions, qui contrastent fortement avec le reste, lui vaudront les pires ennuis. Il y affirme que Dante se représentait l’espace comme fini et elliptique, et qu’il anticipait ainsi sur certains aspects de la géométrie non-euclidienne.

D’après Florensky, si la théorie de la relativité postule que la vitesse de la lumière est une limite universelle, cela n’implique pas pour autant que rien ne puisse voyager plus vite. Cela signifie simplement que si l’on parvenait à la dépasser, d’autres conditions de vie apparaîtraient mais que nous ne pouvons imaginer dans notre état présent.

Plus précisément, Florensky croit que la vitesse de la lumière s’applique aux phénomènes terrestres, mais pas aux phénomènes célestes et il se livre à sa propre interprétation du principe de Lorentz-Fitzgerald sur la manière dont un système en mouvement apparaît à l’observateur : lorsqu’un système en mouvement se déplace à une vitesse inférieure à la vitesse de la lumière, les caractéristiques des corps qui composent son système sont semblables à notre expérience ordinaire, mais lorsque la vitesse d’un tel système dépasse la vitesse de la lumière, la longueur des objets qui le composent se contracte dans le sens de son mouvement, selon une équation spécifique ; de même, le temps se dilate ou se contracte, selon l’inversion des termes de cette même équation.

D’après Einstein, si quelqu’un parvenait à voyager à la vitesse de la lumière, pour lui, le temps s’arrêterait et les objets rétréciraient jusqu’à disparaître dans un point de fuite, manière pour lui de souligner, par une réduction par l’absurde, que la vitesse de la lumière était une constante inviolable. Pour Florensky, un corps qui atteindrait la vitesse de lumière « perdrait toute étendue, deviendrait éternel et gagnerait une immobilité absolue », en d’autres termes, il atteindrait un état physique correspondant à ce que Platon désignait comme le monde des essences : incorporel, non-étendu, immuable, éternel ; selon Aristote, c’était aussi le cas  des étoiles, auxquelles les lois terrestres ne s’appliquaient pas.

Florensky va plus loin : il affirme que la vitesse de la lumière n’est qu’une limite absolue pour ce qu’il appelle la Terre et la zone de l’espace qui s’étend de notre planète à la région intermédiaire d’Uranus et de Neptune : au-delà de cette limite, les objets se transforment en essences platoniciennes non-étendues. Et ce n’est pas tout ! Lorsqu’un mobile dépasse la vitesse de la lumière, le temps s’inverse, de sorte que les effets précèdent leurs causes : la causalité efficiente se transforme en cause finale, « au-delà de la limite de l’extrême vitesse s’étend le royaume des fins » où la mesure et la masse des corps deviennent purement imaginaires.

En présence d’un mobile qui voyage plus vite que la lumière, l’espace déflagre, tout come l’atmosphère déflagre quand un mobile traverse le mur du son. Lorsqu’un tel phénomène survient dans l’espace, de nouvelles qualités et de nouveaux phénomènes surviennent, caractérisés par les « paramètres de l’imaginaire », une région que Dante appelait l’Empyrée et qu’il n’est possible d’atteindre que par l’accélération des corps ou des particules, pour provoquer un « grand retournement de l’intérieur vers l’extérieur », en russe, « vyvoračhivat », terme rare qui provient du verbe « vyvërtyvat », dévisser, tordre à l’envers.

Ce processus de « retournement » ou « d’inversion de l’extérieur vers l’intérieur et vice versa » implique une inversion du second principe de la thermodynamique — en 2009, Lubomir Zak a produit une étude « L’unité et la multiplicité de l’espace-temps selon la théorie de la discontinuité de Florensky », d’après une lettre que Florensky écrivit depuis le goulag à son fils Kirill.

De tout cela, il ressort que seule la vitesse de la lumière permet d’accéder à « l’Imaginaire. »

Iconostase, temps et rêve.

Certaines de ces notions pour le moins étranges trouvent une clarification dans une série de conférences que Florensky réalisa entre 1918 et 1922 et qui seront réunies dans un ouvrage posthume : « L’Iconosase : la perspective inversée. »

Florensky s’inspire là aussi de Carl du Prel pour combler l’espace entre le monde sensible et le monde intelligible. Le temps du rêve est celui de l’extrême vitesse, voire de la simultanéité : dans le rêve, le temps semble se retourner sur lui-même, et filer du futur vers le passé, de l’effet vers les causes, en d’autres mots, le temps devient téléologique, ce qui, dans le vocabulaire de Florensky, est synonyme d’imaginaire. Ces conclusions lui viennent de sa phénoménologie du rêve [où il reprend la célèbre explication du rêve donnée par le bibliothécaire Alfred Maury.]

« Supposons que je sois endormi, en train de rêver de la Révolution française et que la barre du lit heurte ma nuque, je vais alors rêver que je suis guillotiné. Le contact physique sur ma nuque provoque le rêve de mon exécution, mais aussi, par rétroaction, toute la série d’événements qui y ont menés, la Révolution, mon procès, mon emprisonnement, mon transport en Place de Grève, etc. »

Non seulement la causalité est inversée, mais tout se déroule en une fraction de seconde, bien que la perception du temps écoulé, elle, subsiste. D’autre part, plus extraordinairement, tous les événements qui précèdent l’exécution sont produits en amont parce que cette exécution a déjà eu lieu mais aussi pour qu’elle ait lieu.

Parmi les autres publications de Florensky, celle sur Les Imaginaires en géométrie fut immédiatement censurée par le pouvoir soviétique et c’est sans doute elle qui causa son emprisonnement au goulag. Florensky avait le tort d’interpréter les récents développements des mathématiques, de la géométrie et de la physique dans un sens tel qu’ils contredisaient le Zeitgeist communiste en appuyant une cosmologie ptoléméenne-aristotélicienne.

Conclusion.

Le lecteur contemporain sourira sans doute à certaines idées de Florensky, comme lorsqu’il affirme que le domaine terrestre s’interrompt entre Neptune et Uranus, mais, à l’époque, le satellite Hubble n’avait pas révélé l’âge probable de notre galaxie, ni la nature de l’univers. Les premières publications de l’astrophysicien Edwin Hubble datent de 1929 : il y démontrait entre autres que les nébuleuses s’éloignaient de la terre à une vitesse proportionnelle à leur distance ; en 1931, Einstein qui avait d’abord penché pour un univers statique, finit par donner raison à Hubble et à son modèle expansionniste.

Tout au long de son existence, Florensky fut un scientifique tourné vers la pratique et il s’intéressa à un nombre considérable de domaines, mais il n’étudiait jamais la nature pour elle-même, mais afin de révéler le « mystère sous le masque de la réalité physique. » Cette force de caractère lui donna le courage de persévérer malgré les conditions effroyables du Goulag mais c’est aussi la raison pour laquelle il tentait d’interpréter les découvertes scientifiques conformément à l’Orthodoxie. Dès 1903, il déclarait : « la science et la foi sont également nécessaire à l’homme, tout aussi pertinentes et sacrées… Le sacré de l’une ne doit pas contredire l’autre, tout comme une vérité ne peut exclure une autre. »

On peut le considérer comme un audacieux pionnier, qui tenta de réconcilier modernité scientifique et philosophie antique ; avec opiniâtreté et abnégation, tout en se consacrant à sa famille et ses proches, il se dévoua corps et âme à cette aventure de la pensée et il mourut pour ses idées.

Boèce comparait le point de vue de Dieu à une citadelle ou à une tour de garde en haut de laquelle l’ensemble des temps, des causes et des effets lui apparaissaient et peut-être la contemplation des trois hypostases de l’icône peut-elle procurer un équivalent de cet imaginaire, aux confins de l’espace-temps et procurer un avant-goût de l’éternité, un présent absolu. 

Commentaires