Source : La Gnose et l’esprit de l’Antiquité tardive, histoire et méthodologie de recherche, par Hans Jonas, présenté et traduit par Nathalie Frogneux, éditions Mimésis, collection L’Esprit des Signes
Les gnostiques distinguent les élus ou pneumatiques
(gnostiques au sens étroit puisqu’ils sont détenteurs de la connaissance) des
psychiques et des « sarchiques » qui cheminent vers elles ou qui sont
privés de la révélation. L’homme pneumatique est perdu et prisonnier dans un
cosmos étranger, hostile et opposé à sa propre nature, puisque celui-ci
l’occulte et l’entrave. Il empêche sa réalisation car malgré les trois
dimensions de son être, sarx, psuché, pneuma, seule cette dernière
constitue son échec authentique.
Le commerce avec le monde ne peut pas davantage
corrompre l’esprit que la fange ne corrompt l’or. Sa nature étant donnée une
fois pour toutes et sans risque de se perdre aux cours des vicissitudes
terrestres, seule sa connaissance et la prise de conscience de sa condition
d’étranger est en jeu sur la voie du salut. Dans une telle perspective,
l’action humaine dans le monde perd tout son sens. Mais par conséquent, le
temps passé dans l’ignorance de sa véritable nature et de celle de Dieu ne
pourrait ni diminuer ni augmenter les possibilités de rédemption, tout au plus
peut-il retarder la restauration de la divinité par le rassemblement des
étincelles de lumière.
Parce que le salut dépend d’une révélation qui ne peut
être anticipée (car rien en effet dans le monde ne signe la trace de Dieu),
deux attitudes morales extrêmes peuvent être prônées par les gnostiques pour la
préparer selon notamment leur lieu de vie : l’ascétisme ou le libertinage.
Le premier est le plus répandu, mais le second a davantage marqué les esprits
des hérésiologues.
La « morale » ne consistera donc pas à
s’engager avec justesse dans le monde ou à rechercher la vie bonne ,mais en une
simple stratégie en vue de se dégager des entraves cosmiques le plus
efficacement et le plus rapidement possible, pour mener le monde à sa perte en
violant systématiquement l’ordre qui y règne et se préparer ainsi à un retour
de l’esprit. C’est ce qui explique l’absence de pensée de la vertu qui
présuppose en son sens classique un certain attachement de l’homme et à la
position qu’il y occupe.
Cet acosmisme imprime une réelle torsion au concept de
nature humaine, puisque la nature véritable de l’homme n’est pas celle qui
correspond à ses penchants et dispositions naturelles ou spontanées,
corporelles et psychiques. L’une comme l’autre lui sont données mais assorties
de valeurs radicalement opposées entre elles ; ce qui explique que, dans
un premier temps, l’homme s’adonne à une vie qui lui est étrangère et qui en
rigueur de terme n’est même pas du tout la vraie vie.
Ce problème de l’authenticité de la nature humaine en
ruine pour ainsi dire le sens, mais tout à la fois, il la constitue. Seul
l’homme présente une nature hétérogène, il est le seul élément lumineux dans le
cosmos qui est l’œuvre des ténèbres et dont Dieu se tient à distance. Son plein
accomplissement, la réalisation de sa nature humaine coïncide en fait avec la
dissociation du composé homme, sa perte comme homme pour le gain de l’esprit.
La position tout à fait particulière occupée par l’homme dans le monde, auquel son destin n’est toutefois plus lié, empêche désormais de penser leur rapport en termes de partie et de tout. Voilà le trait d’une anthropologie résolument moderne, bien plus que celle de Plotin par exemple.
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