Ange morbide

 

Il s’agit, écrit Benjamin, de « se rendre maître d’un souvenir à l’instant d’un danger. » Ce danger, précise Benjamin, est celui qui « menace aussi bien le contenu de la tradition que ses nouveaux dépositaires. Dans les deux cas, il est identique : se livrer comme un outil à la classe dirigeante. » Si l’on veut bien se rappeler que, pour Benjamin, ce terme désigne les héritiers de tous les vainqueurs, l’instant dont il est question ici est celui où les vaincus de l’histoire saisissent, en une soudaine illumination, que le sens de leur passé va leur être ravi, autrement dit que leur tradition va mourir. Instant hautement paradoxal, puisque c’est précisément la menace de cette menace mortelle qui permet d’arracher à l’emprise de l’histoire officielle, « l’éternelle d’espérance » prisonnière de tel ou tel moment du passé. C’est cette ambivalence qui définit le lieu où se tient l’historien, ce « temps de l’aujourd’hui » qui aimante et redonne vie à des aspects jusque-là sacrifiés du passé ; instance d’un présent à la fois politique (puisque c’est au nom des luttes d’aujourd’hui qu’il reprend en charge l’héritage des vaincus de l’histoire) et théologique dans la mesure où ces étincelles d’espérance cachées au fond du passé sont en même temps des « éclats du temps messianique. »

Stéphane Moses : L’Ange de l’Histoire

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