Qui va là ?

 

Note sur La Chose de John W. Campbell, retraduction de Qui va là ? (Le Ciel est mort) par P.-P. Durastanti, éditions du Bélial, collection Une heure lumière.

« L’énorme chalumeau que McReady avait apporté toussota avec solennité, rugit son désaccord, puis s’esclaffa en extrudant une langue bleue-blanche d’un mètre de long. »

La Chose : Joseph W. Campbell

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« La science rit dans sa barbe »

Robert Musil

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Les Montagnes hallucinées de Lovecraft date de 1936 ; La Chose (Qui va là ?) de Campbell, de 1938 ; deux titres auxquels on pourrait ajouter Les Mangeuses d’espace de Belknap Long (1926) où il est également question d’une horreur tombée du ciel. La préface du traducteur nous apprend que la longue nouvelle de Campbell était au départ un roman que l’auteur a réduit à de plus justes proportions. De quoi s’agit-il ? Un vaisseau spatial (non décrit chez Campbell) s’écrase au Pôle sud, une équipe de scientifiques américains en extrait une chose congelée qui se réveille et usurpe leur apparence.

Au moins trois films ont été tirés de ce postulat désormais classique — Alien, assez proche, emprunte plutôt à Van Vogt — et le plus marquant est sans doute celui de Carpenter (1982), produit tardif de la guerre froide, et dont l’ampleur spectaculaire estompe les incohérences du scénario.

Au contraire des adaptations cinématographiques, Campbell ne montre pas la Chose et reste assez évasif sur son apparence : le lecteur sait juste qu’elle a trois yeux rouges et une masse vermiforme à la place du visage. D’autre part, il faut attendre la centième page (sur 118 !) pour qu’elle s’en prenne à un scientifique… et encore ! Il se pourrait que la victime ait été assassinée par un de ses collègues qui l’avait prise à tort pour la Chose — un épisode confus, parmi beaucoup d’autres.

De même, l’auteur ne précise pas comment la Chose usurpe l’identité des humains : si elle se modèle sur eux par mimétisme, si elle entre en eux, par parasitisme. Le raisonnement par lequel les scientifiques arrivent aux tests sanguins apparaît tout aussi peu clair. Là où le film de Carpenter se concentre sur un seul aspect pour en tirer une scène paroxystique — attaquer une cellule de la Chose c’est l’attaquer tout entière —, Campbell donne l’impression de ne pas très bien savoir où il va.

Cela donne lieu à des dialogues parfois comiques, en tout cas psychologiquement peu crédibles, comme lorsqu’un des scientifiques découvre, éberlué, les bilans sanguins et s’exclame candidement : « On parle de toi et moi, Gary… L’un de nous deux est un monstre. » Un chapitre plus loin, le Docteur Cooper rétorque : « Non, ça ne prouve pas que l’un de nous deux est un monstre… ha, ha, ha… Si on est tous des monstres, ça donne le même résultat. »

Tout le livre fourmille d’invraisemblances et de détails saugrenus : claquemurés, dans l’attente d’un assaut, les scientifiques regardent des dessins animés ! La Chose elle-même, une fois démasquée, se laisse circonvenir avec une facilité désarmante. À la fin de l’histoire, lorsque les deux héros débusquent la créature dans sa cahute, ils lui règlent son compte illico — le rire du lance-flammes est-il une dissonance humoristique volontaire ? 

Ensuite, les héros découvrent que la vilaine bête bricolait une bombe atomique et un système antigravitationnel, rien que ça. Le tout en une semaine, avec du matériel rassemblé sur la base ! « Et si la Chose s’était transformée en albatros ? » se demandent très sérieusement les scientifiques. Mais non… « Elle avait presque terminé son système antigravitationnel », dont nous apprenons qu’il ressemble à… un sac à dos collé au plafond !

Voilà donc une créature télépathe, d’une intelligence supérieure, capable de multiplier ses copies, de produire des armes meurtrières, dont on nous dit qu’elle représente un danger pour toute l’humanité et elle succombe en un paragraphe ! « Et hop ! » comme dit McReady. Signalons que le traducteur ajoute parfois à la lourdeur de l’énoncé une touche surréaliste, digne de Lautréamont : « ses doigts puissants mordirent son épaule » ; d’autre part, on peut aussi se demander si le terme « confinement » apparaît dans l’original. « Cette chose se fout du confinement » Elle est conspirationniste ?

« L’une des meilleures novellas de science-fiction jamais écrites » proclame la quatrième. Pourquoi cette « mauvaise » nouvelle de Campbell est-elle si réussie, malgré tout ? D’abord, parce qu’on ne s’ennuie pas : la Chose rebondit sans arrêt. Ensuite, parce qu’elle appuie les effets, alors que Lovecraft, sur une intrigue fort proche, restait descriptif, comme Poe et contemplatif, comme Stapledon, déjà vieillot par rapport à son époque. D’autre part, chez Lovecraft (et Belknap Long), il s’agissait moins de science dure que d’influences théosophiques, auxquelles le solitaire de Providence ne croyait d’ailleurs pas.

Chez Campbell, la violence physique est ancrée dans les corps, emblématisée par les armes, les outils, les piolets, les revolvers. Les personnages sont à peu près interchangeables, aussi anonymes que la Chose qu’ils traquent : tous sont décrits comme costauds, musclés, râblés, des paquets de nerfs. On est loin des narrateurs lovecraftiens prompts à défaillir… Cette brutalité de pionnier yankee correspond aussi, sur un autre plan, à la « volonté de science » d’un auteur-ingénieur qui se définissait politiquement comme « à la droite d’Attila » et qui souhaitait écrire une SF plus « réaliste », plus technique, une sorte de retour à Gernsback, afin de liquider l’héritage occultiste et spirite qui imprégnait les pulps des années vingt.

En fait, La Chose, à ce stade, ce n’est pas encore la menace communiste, mais la Vérité que la science cherche à extraire en maltraitant la réalité, en la brutalisant, en la sondant. « Une fois de plus, le monstre décidément impossible à tuer s’effondra. » Eh oui, le réel, vous avez beau faire, vous avez beau dire, ça n’arrête pas de revenir, comme le langage, toujours sous d’autres formes, insaisissable — l’époque où Campbell écrit son histoire est aussi celle de Heidegger et de Blanchot, qui sont aux antipodes de sa pensée et de son écriture.

Relire à la suite Belknap Long, Lovecraft et Campbell nous montre le resserrement narratif de la modernité spectaculaire, une sorte d’épurement des thèmes et motifs : par empirisme, presque sans le savoir, Campbell finit par produire un texte qui se rapproche d’un scénario pour Hollywood. Que ce scénario soit peu crédible, qu’il comporte des trous, peu importe… l’efficacité prime et le plus étrange, c’est que ça marche.

En réalité, il y a peu de « science » chez Campbell, plutôt une attitude. On y perd en poésie et en onirisme, au profit de l’horreur et de l’absurde, ce qui était sans doute involontaire et cela démontre le manque essentiel des « professionnels de l’imaginaire » : l’imaginaire qu’ils prétendent saisir entre les pinces de leur technique d’écriture s’en échappe à mesure, d’où cette précipitation de cauchemar, ces incohérences, ces errements. Il n’y pas d’écrivain professionnel, tout simplement parce que l’écriture n’est pas une science, quand bien même elle s’affirmerait telle.

La Chose, un livre mal pensé, mal écrit, mal construit ? Oui, mais ce petit livre reste passionnant et « séminal », précisément pour les mêmes raisons, ce qui n’est pas le moindre paradoxe.

Prophecy is not nice, prophecy is ragged and dirty…

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