Neuromanie

 

Pris sur ResarchGate. Autoportrait au cerveau d’Anna Morandini par Rebecca Messbarger, in. Progress in Brain Research, n°203, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended, for the sake of the art only.

Le Contexte.

« Tous les rêves et imaginations proviennent de ce merveilleux livre du cerveau humain dans lequel sont imprimées les notions intellectuelles et les images des formes sensibles rassemblées par les sens et transmises par les esprits animaux, grâce aux fibres les plus subtiles du réseau nerveux qui les rapportent jusqu’au foyer central de l’organisme. »

Benoît XIV

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En 1738, l’élite académique et ecclésiastique bolonaise célébrait la publication du quatrième et ultime volume de la monumentale doctrine légale de l’Église, traduite du latin : « De la Béatification des Servants de Dieu et de la Canonisation des Saints. » Deux ans plus tard, son auteur, l’archevêque Prospero Lambertini (1675-1758) deviendrait pape sous le nom de Benoît XIV.

Les quelques cinq cents pages du premier tome de sa somme se consacraient aux miracles ; l’auteur y distinguait entre les guérisons naturelles et miraculeuses et se basait sur la documentation médicale des institutions de sa ville natale. L’archevêque Lambertini avait consulté de nombreux praticiens, ainsi que les riches catalogues de l’Université bolonaise pour délimiter clairement entre les pouvoirs du corps et les interventions surnaturelles ; c’était là une exigence de la plus haute importance pour attester un miracle.

Lambertini n’avait rien d’un néophyte dans le domaine. Au cours de ses vingt années, tantôt comme Promoteur de la Foi (1708-1731), tantôt comme Avocat du Diable, ce prélat avait développé des méthodes médico-légales afin de séparer le bon grain de l’ivraie, soit par l’étude de la littérature, soit par sa propre pratique. Il avait étudié auprès de sommités romaines comme Giovanni Maria Lancisi (1654-1720) lequel avait été médecin de trois papes et dont les théories se basaient sur la dissection.

Le traité de béatification et de canonisation établi par Lambertini devait rester en vigueur jusqu’à nos jours : à cet égard, il représente un monument d’érudition dans le domaine du droit canon.

Par la suite, au cours de ses dix-huit années de papauté, Benoît XIV chercha à imposer la primauté de Bologne à la fois sur le plan médical et comme centre académique. Déjà lorsqu’il était archevêque, il assistait à la séance annuelle d’Anatomie publique qui se déroulait dans l’amphithéâtre de l’université.

De même, Benoît XIV recommandait aux prêtres de léguer leur corps à la science. Lors de son séjour à Rome, il nomma le médecin Pier Paolo Molinelli à la première chaire de Chirurgie de Bologne et lui donna ordre de former des praticiens. Il fonda également la première chaire d’obstétrique où il encouragea la formation aux techniques d’accouchement les plus modernes. Enfin, il contribua à la création du premier musée d’anatomie en Italie, dont les collections nous présentent de spectaculaires céroplasties grandeur nature.

L’intérêt médical de Lambertini se portait 1) sur la compréhension des structures et des fonctions du corps humain 2) sur l’articulation des muscles aux os 3) sur l’articulation des organes des sens au système nerveux et au cerveau. En fait, il s’intéressait principalement à « l’anatomie cognitive », aux nerfs, à leur raccordement à l’épine dorsale « qui constitue une extension du cerveau, qui se ramifie jusqu’aux yeux, aux oreilles, aux narines, à la langue et aux mains, où se diffuse le sens tactile. » En cela, ce pape constitue un parfait exemple de ce que l’historien Charles T. Wolfe appelle la « neuromanie », caractéristique du dix-huitième siècle.

« L’invisible et l’intangible, écrit Lambertini, s’impriment au travers de moyens sensibles dans le cerveau, ou pour ainsi dire, dans ses replis et nervures, qui absorbent ces données de telles sorte que toutes les caractéristiques du monde extérieur et de ses objets, à la fois matérielles ou non, y demeurent virtuellement disponibles. »

D’après l’historien Fernando Vidal, Lambertini « participa à l’aube de la reformulation de l’âme dans les termes des sciences de l’esprit. » Plus que tout autre personnage historique, Benoît XIV joua un rôle essentiel en redéfinissant les normes médicales qui seraient adoptées par les praticiens et les académies bolonais.

C’est dans ce riche milieu intellectuel qu’Anna Morandini allait développer son art.

L’Anatomiste.

« Dotée d’une âme virile, oublieuse de la faiblesse de son sexe, indifférente à la puanteur des cadavres, elle décida d’accompagner son époux et de l’aider dans une tâche d’une difficulté extrême : la dissection. L’illustre Signora apprit à produire de la cire non seulement pour les membres principaux de l’académie, mais aussi au service de l’art ; elle fut la première à modeler son matériau d’une manière à la fois subtile et diaphane, révélant ainsi des détails qui auraient échappé à notre vue et tout ceci, elle le réalisa avec une audace qui n’avait d’égale que sa dextérité, son sens du réalisme, le tout pour arriver à l’heureux résultat que j’ai déjà décrit. »

Luigi Galvani : De Manzoliniana Supellegtili Oratio (1776)

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Les acteurs du théâtre de cire anatomique d’Anna Morandi (1714-1774) n’étaient autres que les structures mêmes du corps humain. Tous les spécimens qu’elle réalisa, qu’il s’agisse d’organes, de systèmes vitaux, d’infrastructures osseuses, expriment la vie et son mouvement.

Les ossatures des avant-bras se fléchissent, se tendent et agrippent ; les globes oculaires tournent avec espièglerie dans toutes les directions qu’autorisent leurs orbites ligneuses ; ci-dessus, un couple de mains, destinées à illustrer le tact, expriment la sensation de douleur et de plaisir : la main droite, tient un objet aujourd’hui perdu, avec lequel elle pique la main gauche, occupée à manipuler langoureusement un coussin de soie. Toutes les créations de Morandi ont ce caractère mobile, à deux exceptions près.

Dans son autoportrait en trois dimensions, elle se représente munie d’un scalpel et d’un forceps, occupée à disséquer un crâne trépané dont le cerveau est apparent ; il s’agit là d’un des deux seuls exemples de « chair morte » dans son œuvre. Cette scène d’une intensité dramatique étrange nous montre l’artiste revêtue de ses plus beaux atours ; le cerveau qu’elle analyse est à la fois anatomiquement précis et intensément symbolique.

Les ossatures des avant-bras se fléchissent, se tendent et agrippent ; les globes oculaires tournent avec espièglerie dans toutes les directions qu’autorisent leurs orbites ligneuses ; ci-dessus, un couple de mains, destinées à illustrer le tact, expriment la sensation de douleur et de plaisir : la main droite, tient un objet aujourd’hui perdu, avec lequel elle pique la main gauche, occupée à manipuler langoureusement un coussin de soie. Toutes les créations de Morandi ont ce caractère mobile, à deux exceptions près.

Dans son autoportrait en trois dimensions, elle se représente munie d’un scalpel et d’un forceps, occupée à disséquer un crâne trépané dont le cerveau est apparent ; il s’agit là d’un des deux seuls exemples de « chair morte » dans son œuvre. Cette scène d’une intensité dramatique étrange nous montre l’artiste revêtue de ses plus beaux atours ; le cerveau qu’elle analyse est à la fois anatomiquement précis et intensément symbolique.

Morandi se représente dans le vif de l’action, les mains pincées sur d’invisibles outils de chirurgie — un forceps et un scalpel aujourd’hui disparus — alors qu’elle épluche les couches superficielles de l’organe le plus fragile de notre corps. Telle une lettrine tridimensionnelle qui ouvre un atlas d’anatomie, cette effigie résume et sublime sa participation à l’histoire de la science : l’emploi de couleurs raffinées restitue l’entremêlement, l’imbrication des structures et fonctions du corps expérimental, en particulier le domaine de la perception, dont le cerveau est à la fois le maître d’œuvre et le terminal.

Le buste de cire de Morandi faisait à l’origine partie d’un diptyque : à ses côtés figurait le buste de son mari, le céroplasticien bolonais Giovanni Manzolini (1700-1755) Lui-même nous apparaît avec cette étrangeté figée, propre aux spécimens qu’il disséquait : son autoportrait l’expose en train de disséquer un cœur à la coloration rouillée, qu’il caresse presque familièrement de sa main gauche. Le cœur et le cerveau, le sentiment et la raison, tels sont les deux versants de la méthode empirique de ce couple. Si leurs collections nous dévoilent l’intériorité du corps humain, cette œuvre se destinait surtout aux étudiants en médecine, avant de faire le bonheur des curieux.

Anna Morandi et Giovanni Manzolini suivirent tous deux un cursus artistique ; ils s’étaient rencontrés dans l’atelier de Giuseppe Pedretti (1694-1778) et de Francesco Monti (1865-1768) avant de se marier en 1740. Leur collaboration dans la céroplastie et le modelage débuta six ans plus tard, lorsque Giovanni Manzolini claqua la porte du premier Musée d’Anatomie d’Italie, créé à la demande de Benoît XIV, où il exerçait comme Assistant en chef. Manzolini accusait le sculpteur Ercole Elli, alors directeur de projet, de détourner les fonds consacrés à ses travaux sur la myologie.

Peu après, Giovanni Manzolini ouvrit son propre atelier à son domicile et avec l’aide de sa femme, il mit à produire des modèles anatomiques pour les professionnels, mais aussi pour les amateurs et les cours européennes. Les créations d’Anna ne tardèrent pas à attirer l’attention et c’et ainsi que leur atelier devint un lieu de passage obligé pour tous les aristocrates qui réalisaient leur tour du continent.

Le duo de bustes Morandi-Manzolini subvertit les représentations traditionnelles : Anna, revêtue d’une improbable dentelle de taffetas, le cou cerclé d’un collier de perles, étudie le cerveau, le siège de la raison, vertu en général attribuée aux hommes ; son mari, assez curieusement, pose la main sur le cœur, siège du sentiment. Alors qu’Anna regarde le spectateur, son mari a les yeux presque mélancoliques et fixés sur un point imprécis ; sa posture exprime davantage la surprise que la résolution.

La mise en scène de ce double autoportrait nous indique qui tenait le premier rôle.

Brain Power.

« Lorsque les centres perceptifs externes de la sensibilité individuelle sont touchés ou mus par des objets appropriés, ils transmettent l’impression reçue au cerveau par le canal ininterrompu des nerfs et par le moyen d’un mécanisme animal. »

Benoît XIV : De servorum Dei Beatifatione et Beatorum Canonizatione, Livre IV, 1738

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« Tous les nerfs s’étendent de la pointe des doigts à partir de laquelle ils se multiplient selon les ramifications les plus complexes et infimes, et cela plus qu’aucun autre organe ; grâce à cette prolifération nerveuse opérée par la Nature, la sensation nous est rendue plus délicate et plus raffinée en cet endroit qu’à n’importe quel autre emplacement du corps. »

Anna Morandi : Anatomie de la main, carnet anatomique, ca. 1755

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À l’époque où Anna Morandi créait son autoportrait et celui de son mari, elle s’était élevée de l’obscur statut d’artisane à celui d’artiste renommée internationalement pour sa méticulosité et sa puissance d’évocation. Après le décès de Manzolini, causé par « une hydropisie et une cirrhose nécrosante » — il serait enterré dans la principale cathédrale de Bologne —, elle reprit son atelier où elle réalisa ses propres expositions, avec succès.

De son vivant, le nom de Manzolini n’était jamais mentionné et selon toute vraisemblance, ce dernier en conçut une profonde amertume qui le mena à s’isoler du reste du monde. Au contraire, les contemporains comme Crespi (1769), Fantuzzi (1786), Zanotti (1731-1791) s’accordent à souligner l’extraordinaire « virilité » de sa femme, son éloquence, sa capacité à captiver un public et son opiniâtreté à réaliser des dissections. Cette différence de tempérament nous renvoie une fois encore à leur autoportrait respectif : la femme cérébrale et l’homme sentimental.

Au cours de leurs douze années de partenariat, Morandi et son époux gagnèrent une reconnaissance internationale qui leur ouvrit les portes de la Royal Society de Londres, mais aussi les appartements du Procureur de Venise, auxquels ils livrèrent des céroplasties de l’appareil génital féminin. L’école d’obstétrique de Bologne, fondée par le médecin Giovani Antonio Galli, reçut le moulage d’un utérus gravide ; la faculté de Chirurgie bolonaise, dirigée par Pier Paolo Molinelli, obtint également des modèles anatomiques. En outre, le couple exécuta des commandes pour le compte de nombreux souverains d’Europe et d’Italie : le Roi Charles Emmanuel II de Sardaigne, le Roi Charles de Naples, le Roi Auguste III de Pologne.

Après la mort de son époux en 1755, Morandi étendit sa réputation au-delà de sa ville natale. Le sénat de Bologne, sous l’ordre de Benoît XIV, la nomma Sculptrice municipale et Professeur d’Anatomie à l’Université, bien qu’elle poursuivît ses activités dans son atelier, à son domicile, le tout pour le modique salaire annuel de  300 lires, avec un droit d’exclusivité garanti à la ville. Le 3 décembre 1755, soit deux ans après sa nomination par le Pape, elle entra à l’Académie Clémentine, au sein de l’Institut bolonais des Sciences.

La célébrité de Morandi ne s’explique pas simplement par la qualité et par la beauté de ses cires, mais aussi par l’exactitude scientifique des travaux anatomiques qu’elle poursuivit après la mort de son époux ; la protection papale dont elle bénéficia s’expliquait par la crainte que ces précieuses informations ne soient interceptées par une ville. Benoît XIV avait parfaitement compris l’intérêt de ces représentations tridimensionnelles qui recréaient littéralement le modèle. Les traités que rédigèrent les deux céroplasticiens, ainsi que le carnet d’Anna, contribuèrent à la formation d’autres céroplasticiens et témoignent de leur grande influence.

En 1751, l’anatomiste et professeur bolonais Domenico Maria Gusmano Galezzi supervisa les deux semaines du Carnaval de la Dissection, un spectacle d’anatomie publique qui se déroulait dans le théâtre anatomique du Palais de l’Archiginnasio. Manzolini figurait parmi les nombreux spectateurs : par la suite, Galezzi lui procura la tête coupée d’un de ses spécimens, en l’occurrence, un homme de 35 ans, sourd-muet de naissance. Les deux époux tentèrent de déterminer si, comme ils le supposaient, l’absence de parole du patient s’expliquait par sa surdité.

Après dissection de la tête et examen des muscles, nerfs et autres organes phonatoires, ils n’y trouvèrent aucun défaut. Une inspection de l’os temporal et de l’anatomie de l’oreille leur révéla en revanche d’importantes malformations des deux ouïes : les os de l’oreille moyenne étaient soudés ; l’apex et les circonvolutions de la cochlea manquaient également.

De leur autopsie, il résulta un traité qui serait diffusé la même année auprès de l’Académie des Sciences et qui confortait leur hypothèse de départ : les défauts de l’appareil auditif entravaient le passage des sons et dès lors, leur interprétation par le cerveau.

Autoportrait au cerveau.

Seule après la mort de son époux, Anna Morandi continua ses recherches sur l’audition tout en produisant des modèles anatomiques de plus en plus précis de l’oreille. Elle améliora de façon significative l’étude de référence d’Anton Maria Valsalva : De aure human tractatus. Anna allait se consacrer à cette tâche par le mot et par l’illustration, avec une préoccupation marquée pour les stimuli nerveux et leurs effets sur le système sensorimoteur.

Parmi les organes des sens, elle privilégiait la main et l’œil, emblèmes de la perception et de la cognition : le cerveau décode les données sensorielles avant de les emmagasiner sous forme de traces mnésiques ; l’œil et la main sont les instruments les plus précieux de l’anatomie humaine. Non seulement l’étude de Morandi atteint un très haut degré de précision, y compris dans la mise en évidence de nouvelles structures, jusque-là inaperçues, mais elle préfigure les découvertes du dix-neuvième siècle et l’approche empirique ou sensualiste.

Les mécènes de Morandi se recrutaient pour la plupart dans les milieux académiques, à l’intersection de l’anatomie, de la chimie et de la physique, là où surgissaient de vifs débats physiologiques sur l’irritabilité, l’électricité, le vitalisme, le mécanisme ou le sensualisme.

Le couple collabora avec le médecin et anatomiste Gusmano Galeazzi, partisan du modèle hallérien de l’irritabilité musculaire et qui était aussi le beau-frère du célèbre électro-physiologiste Luigi Galvani. Jacopo Bartolomeo Beccari, professeur d’anatomie et de chimie, travailla aussi le couple dont il vantait l’excellence des travaux ; en tant que Président de l’Académie des Sciences, il présenta à l’institution leurs études de l’oreille et leur traité sur la surdité.

Marco Antonio Leopoldo Caldani, le plus fervent adepte d’Albrecht Heller, continua à soutenir Anna après la mort de son mari : il lui servit de courtier pour lui rabattre les primes offertes par les milieux universitaires. Deux ans après la mort d’Anna, Luigi Galvani, qui n’était pas encore le théoricien de la bioélectricité, et qui n’avait pas encore réalisé ses expériences sur les grenouilles, prononça son éloge — tous deux avaient collaboré à la création d’une collection de céroplasties pour l’Académie des Sciences, en 1776.

Pendant des décennies, les médecins et scientifiques bolonais travaillaient dans deux directions. D’une part, ils cherchaient à quantifier avec précision les propriétés des stimuli qui produisaient les contractions spontanées des fibres musculaires, sans « transmettre l’impression à l’âme. » D’autre part, ils se demandaient comment les muscles pouvaient transmettre les impressions tactiles par le réseau nerveux jusqu’au cerveau.

Bien qu’il n’existe pas de traces de l’implication du couple dans les polémiques de « l’animation anatomique » — Giovanni Manzolini mourut l’année même où les théories du Suisse Albrecht von Haller se diffusaient à Bologne —, il est clair que l’effigie de cire d’Anna, le scalpel à la main, s’apprêtant à disséquer un cerveau, constitue un testament de leur rôle respectif dans la nouvelle anatomie.

Le cœur et le cerveau résument la différence entre la théorie de l’irritabilité et celle de la sensibilité. À l’époque où Morandi réalisa ces deux bustes de cire, les partisans de Haller disséquaient d’innombrables cœurs de chat ou de chien, afin de trouver le vis insita, la nature du réflexe des tissus musculaires qui se contractaient sans interférer avec les nerfs du cerveau. Haller pensait que les fibres musculaires, une fois stimulées, se raccourcissaient et il opposait cette propriété à la sensibilité nerveuse qui transmet les impressions à l’âme.

La structure du cerveau commençait seulement à être explorée pour y trouver, chez les animaux, l’origine et le terminus sensoriel, et chez les êtres humains, le siège de la raison.

Dans son autoportrait, Morandi se fait figurer au côté de son mari occupé à examiner les réflexes du cœur, donc du siège des passions, alors qu’elle se place résolument du côté de l’étude de la conscience, laquelle commence et se termine dans le cerveau, l’organe suprême auquel se subordonnent l’ensemble des modes de cognition.

Cerveau nervuré.

« La matière cérébrale se présente sous forme de nervures, ou d’espèces de sillons à partir desquels se ramifient des rebords, ou des  crevasses, non pas en ligne droite mais par entrecroisements. »

Thomas Willis : L’Anatomie du cerveau (1681)

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Dans leur étude des représentations du cerveau depuis la Renaissance jusqu’au dix-neuvième siècle, les historiens de la médecine Edwin Clarke et Kenneth Dewhurst soulignent le primitivisme et la simplicité de la plupart des illustrations.

L’artiste anonyme qui illustra la Fabrica de Vésale « s’était complètement fourvoyé en dessinant le cerveau comme des intestins, mais en plus petits. » Les circonvolutions cérébrales telles que les représentaient Charles Estienne et Estienne de la Rivière dans De la Dissection (1539) évoquent « un plat de macaroni. » Chez Johann Vesling, on dirait des nuages ; chez Giulio Casserio, « des caillots de tripes. » En fait, il faudrait attendre le dix-neuvième siècle pour obtenir des illustrations valables du cerveau.

Les anatomistes des débuts de l’âge moderne recouraient à des comparaisons analogues : Thomas Willis décrivait la surface extérieure du cerveau comme « inégale et crevassée, avec de nombreux méandres et entrelacs, à la manière des intestins. » Vésale y voyait des torsions vermiformes qui ressemblaient fort aux mouvements des anguilles ou des serpents. De telles analogies, fréquentes à l’époque, ne sont pas entièrement dénuées de logique et constituent une première tentative d’explication des processus à l’œuvre dans la profondeur du corps.

Qu’il s’agisse de la transformation de la nourriture par le tractus intestinal en flot sanguin, puis en esprit ; qu’il s’agisse de la longue extraction verticale des esprits animaux du sang lorsqu’il s’élève à travers les artères carotides jusqu’à la tête, avant d’irriguer les canaux cérébraux ; qu’il s’agisse de la distillation du sperme au cours de son itinéraire tortueux à travers l’épididyme, le vase déférent, les intestins, le sexe masculin et ses vaisseaux, le modèle des processus iatrochimiques est, selon les termes de Willis, celui de la distillation et de l’alambic. Ces leitmotive analogiques proviennent d’un fonds d’imaginaire qui imprègne l’anatomie et en général toute la terminologie scientifique.

Comment Morandi représente-t-elle le cerveau qu’elle dissèque ? Conformément aux standards de l’époque, son modèle est naturaliste, sans connotation morale, typique du dix-huitième siècle. L’organe inanimé ne donne pas prise au symbolisme ; selon l’historien de l’art Gombrich, « il produit sur le spectateur un certain malaise, caractéristique d’un memento mori baroque. »

En fait, la réplique d’Anna Morandi s’avère très précise : le cerveau humain, à la fois anonyme et singulier, gagne en universalité. L’incision triangulaire révèle les différentes strates qui protègent l’encéphale dans sa boîte crânienne : on y voit le scalp auquel adhèrent encore d’authentiques touffes de cheveux, les couches de la dure-mère et de la pie-mère et, entre les deux, l’arachnoïde dont la texture fibreuse est particulièrement bien rendue

La dure-mère est incisée de sorte à laisser paraître la masse nerveuse ou « cerebrum » et la jonction des deux hémisphères, ainsi que le sinus sagittal supérieur. Toutefois, bien que les circonvolutions soient finement représentées, leur disposition et leur longueur est incorrecte. Leur topographie exacte ne serait identifiée qu’à la fin du siècle, tout comme la scissure longitudinale inter-hémisphérique.

Néanmoins, ces détails sont difficiles à apercevoir pour le spectateur ; d’une part, le cerveau disséqué est un détail de l’autoportrait et d’autre part, le buste de cire repose dans un caisson vitré de sorte que nous ne voyons le cerveau que sur le flanc et à hauteur d’œil. Pour en saisir tout le rendu, il faudrait ouvrir le couvercle et regarder par-en-dessus.

Conclusion

« Minerve est née du cerveau. Vulcain, armé de ses outils, fut sa sage-femme et c’est par cette même voie, par plaies et par bosses, par l’Anatomie ou par la césarienne que la vérité viendra au jour ou demeurera à jamais dissimulée. »

Tomas Willis : L’Anatomie du cerveau (1681)

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L’autoportrait d’Anne Morandi suit fidèlement la rhétorique, l’iconographie, les illustrations et les portraits des anatomistes de son temps.

Le portrait d’André Vésale, par exemple, nous le montre un scalpel à la main, en une posture qui témoigne de son autorité et de son savoir ; son quasi contemporain et rival, Antonio Maria Valsalva s’était, lui, fait représenter alors qu’il disséquait une oreille.

Morandi se pose, elle, en nouveau Vésale, ou plutôt en une espèce de Minerve, la déesse de la sagesse, sortie toute armée du front de Jupiter. Peut-être faut-il y voir un défi à une autre célébrité de l’époque : la philosophe newtonienne Laura Bassi, elle aussi bolonaise, et qui fut, grâce à l’intervention de l’archevêque Lambertini, la première femme à obtenir un diplôme de l’université ; son profil couvert de lauriers se retrouva sur de nombreuses médailles ou portraits, et on la confondait parfois avec la divinité grecque.

Minerve était la patronne des artisans, des arts et des métiers. L’effigie de Morandi n’y fait pas directement allusion : elle a préféré mettre en évidence l’aspect scientifique plutôt qu’artistique de son travail manuel.

Et pourtant, c’est bien à la fois en artiste et en scientifique qu’elle contemple le corps humain. Si son regard dissèque et sculpte en même temps, elle doit cette acuité à sa connaissance pratique et esthétique, un savoir qu’elle synthétisa en le portant à un autre niveau. Sa dextérité parvenait à interrompre l’inexorable processus de décomposition et elle rétablissait ainsi l’ordre et la cohérence du cerveau mis à nu, tout en lui rendant par la même occasion son intelligibilité, sa fonctionnalité, sa vérité universelle et même, oui, sa beauté, claire et précise. 

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