L’homme de la décadence décrit par Bourget en prenant Baudelaire comme exemple est avant tout celui qui avance tout seul. Plus ce nouvel être se complaît dans ses « singularités d’idéal et de forme », plus il risque de « s’emprisonner dans une solitude sans visiteurs. » Cette formulation peut être appliquée à Baudelaire dans sa désolation de Bruxelles, mais celui qui en tirait les conséquences était, encore une fois, Nietzsche, dans un fragment de novembre 1887 :
« L’on ne doit rien vouloir de soi que l’on ne puisse. Que l’on s’interroge : veux-tu marcher en avant ? Ou bien veux-tu marcher pour toi seul ? Dans le premier cas, au mieux, l’on se fera berger, c’est-à-dire que l’on satisfera une nécessité essentielle du troupeau. Dans l’autre cas, il faut savoir faire quelque chose d’autre : il faut savoir aller seul, il faut savoir marcher autrement et ailleurs. Dans les deux cas, il faut savoir si l’on sait et si l’on sait l’une des deux choses, on ne peut vouloir l’autre. »
Une description et un diagnostic parfaitement lucides.
Mais dans les treize mois qui vont suivre, Nietzsche ne suivra pas son propre
conseil. Il avancera plus loin que jamais, d’abord en « avançant tout
seul » (Ecce homo sera l’aboutissement de ce parcours) et il sèmera
en même temps des proclamations à travers l’Europe, en utilisant la Poste et en
écrivant L’Antéchrist et Le Crépuscule des idoles comme un
invisible « berger » qui aiguillonne un troupeau trouble et
réfractaire.
Roberto Calasso : La Folie Baudelaire
Commentaires
Enregistrer un commentaire