Smerdiakov

 

Source : Jean Genet par Edmund White, éditions Gallimard, collection Biographies, relecture 25 ans après

La chronologie du roman est ambiguë, changeante, instable, Divine existe dans le temps historique (« Divine apparut à paris pour mener sa vie publique environ vingt ans avant sa mort ») mais non Mignon (« Il était jeune aussi, presque autant que Divine, et j’aimerais qu’il le demeurât jusqu’à la fin du livre »)

Parfois, le temps normal est traversé par une chronologie surnaturelle (« Passa l’Éternel sous forme de mac ») Un moment, nous sommes admis dans toutes les pensées de Divine ; l’instant suivant, en sentant son parfum « on peut savoir déjà qu’elle aime la vulgarité », comme si nous lisions un portrait objectifs à petites touches, dans un roman du dix-neuvième siècle.

Parfois, les personnages de Genet, comme des acteurs, semblent conscients de tous leurs effets, mais plus souvent, ils transmettent des significations dont ils ne se rendent pas compte. En fait, la plupart de leurs mouvements sont accidentels (« si vifs ces gestes qu’on les soupçonnait d’être tous involontaires ») mais aussi déterminants que les vêtements (« ces bagatelles qui font l’homme fort et doué d’un grand charme : une ceinture de daim, un chapeau souple, une cravate écossaise, etc. »)

Genet croit que l’essence précède l’existence ; tel un tragique grec, il croit à la nature humaine comme destin, et, simultanément et contradictoirement, que les gestes, les mots et les vêtements fortuits improvisent les événements. La vie intérieure de ses personnages importe moins que leurs actes.

Il se peut que Genet ait développé cette vision contradictoire de la morale, du temps et du déterminisme au terme d’une longue méditation sur Les Frères Karamazov de Dostoïevski. Ce livre, dit-il, lors d’un entretien, l’avait encore plus frappé que Proust.

« Rien ne vaut pour le temps de Sonia et le temps d’Aliocha, il y avait le temps de Smerdiakov et puis, il y avait mon temps propre à la lecture. Il y avait le temps de déchiffrer et puis il y avait le temps qui précédait leur apparition dans le livre. Que faisait Smerdiakov avant qu’on en parle ? Enfin, tout, cela, il fallait que je le reconstitue. Mais c’était passionnant. »