Source : La Dama duende, préface de Georges Didi-Huberman aux Courts écrits sur l’art de Georges Bataille, éditions Lignes, relecture en cours.
Cette décomposition laissait échapper
un gaz putride, et voilà que celui-ci s’embrase soudain et fait un zigzag de
feu qui traverse tout l’espace en illuminant notre nuit. Tel est bien le feu
follet dont Bataille connaissait certainement la description classique qu’en
donnait au dix-neuvième siècle Collin de Plancy dans son Dictionnaire
infernal :
« On appelle feux follets, ou
esprits follets, ces exhalaisons enflammées que la terre, chauffée par les
ardeurs de l’été, laisse échapper de son sein, principalement dans les longues
nuits de l’Avent ; et, comme ces flammes roulent naturellement vers les
lieux bas et les marécages, les paysans qui les prennent pour de malins
esprits, s’imaginent qu’ils conduisent au précipice la voyageur égaré que leur
éclat ébloui et qui prend pour guide leur pompeuse lumière. »
Contemporain de Collin de Plancy fut
le conteur Hans Christian Andersen, qui publia en 1865 un étrange récit
intitulé : « Les feux follets sont dans la ville a dit la femme du
marais. » Voici ce qu’on pouvait y lire :
« Tous les feux follets ont
traversé le marécage et la prairie en dansant, comme des petites bougies ;
il y a aussi des feux follets du sexe féminin, mais ils ne font pas parler
d’eux. Le feu follet peut entrer tout droit dans l’homme, parler à sa place, et
faire tous les mouvements qu’il veut. Le feu follet peut prendre n’importe
quelle forme, d’homme ou de femme, agir selon l’esprit de la personne en
question, mais comme il pousse toujours tout à l’extrême, il finit par arriver
à ses fins ; en l’espace d’un an, il doit faire en sorte d’égarer trois
cent soixante-cinq humains, il est condamné à rester dans un arbre pourri et à
briller sans pouvoir bouger, et c’est le plus horrible des châtiments pour le
feu follet actif. »
Bref, le feu follet, masculin ou
féminin, transgenre à sa façon, se définit de courir partout, de luire dans la
nuit, lui qui « peut prendre toutes les formes et apparaître dans
n’importe quel lieu. » C’est un esprit malin dans tous les sens que pourra
prendre cet adjectif : malin parce que démoniaque, incitant à la faute, et
malin parce qu’enfantin, lutin, joueur. Redoutable et tentateur mais, au fond,
lui-même innocent.
Il est à la fois spectre et luciole,
dionysiaque et charmant. Il inquiète son monde et il va jusqu’à terroriser les
bourgeois, quoique ses tours soient plus spirituels que malfaisants. Il a
pourtant surgi des gaz putrides, des marécages et de la mort même. Mais il
rigole à tout va, virevolte à toute vitesse, danse partout entre nos jambes. Il
fait la fête dans la nuit, qu’il lézarde de ses lueurs.
C’est donc une créature de désir. Georges Bataille, pour toutes ces raisons, ne pouvait que le promouvoir, contre les sages Muses de la tradition classique, au rang d’une divinité mineure, voire d’un anti-dieu ou d’un véritable démon de l’art.
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