Source : Homo novus par Georges Nivat, L’apocalyptisme russe a pris deux formes opposées et complémentaires : le refus de l’Europe et le culte de l’homme nouveau, in. Magazine littéraire n°232, juillet août 1986, Les Écrivains de la fin du monde.
L’apocalypse russe de Friedrich Gorenstein fait
dialoguer les deux peuples élus, ou plutôt le grand peuple russe immature et le
vestige irritant du peuple juif. Chez Alexandre Zinoviev, l’eschatologie est
russe, entièrement. « Vous êtes déjà dans l’avenir » écrit-il dans
les Hauteurs béantes et c’est bien là, d’emblée, la formidable innovation, dérisoire
et affolante à la fois de Zinoviev : déplacer la fin des temps dans le
présent communiste de la société soviétique, dans Ibansk, la société médiocre,
envieuse, lubrique, mais entièrement manipulée par le logos primitif et
dé-spiritualisé de la souveraine « jacassamblée. »
Dès les Hauteurs béantes, ce logicien
mathématicien avait trouvé l’extraordinaire structure répétitive de son
discours narratif, sorte de « mauvais infini » hégélien, de baratin
idéologique sans fin. Mais un « mauvais infini » qui resserre
insensiblement sur l’être humain l’étau du futur organisé et déjà présent. Les
premières lectures que l’on fit de Zinoviev commettaient souvent le contresens
de croire que le « ratorium » zinovievien, cette société déglinguée
où règnent la mesquinerie, l’envie, la trahison par milliards de petits
« actes caractéristiques » décisifs, mais cachés, que ce ratorium
était une simple satire de la société soviétique.
De livre en livre, cette thèse est devenue de plus en
plus insoutenable, Zinoviev s’acharnant à la démolir par la démonstration
complémentaire que le ratorium, avec son boui-boui, ses « jacassemblées »,
sa délation universelle était en fait « l’antichambre du paradis. »
L’animal humain ne désire rien d’autre ; ses actes sont répertoriés, ses
rêves sont analysés et les actes ou rêves dissidents sont si infimes qu’ils ne
comptent pas. Le KGB n’est pas là pour susciter la délation (elle surabonde)
mais pour la canaliser et la limiter. Le millénarisme est déjà instauré,
l’avenir est déjà là, le Royaume est déjà accompli ; il est précisément le
ratorium.
Cette eschatologie zoologique, qui donne froid dans le
dos, Zinoviev la développe avec une incroyable cruauté paradoxale. Elle règne
en Moscovie, elle règne à moitié en non-Moscovie. Le problème eschatologique se
réduit à un problème d’étendue ; l’histoire est déjà aboli, le ratorium
n’a plus qu’à faire tache d’huile, et c’est un processus de mécanique sociale.
L’inertie historique, la militarisation à outrance, la déglingue économique
sont les trois fondements de ce Royaume eschatologique.
Zinoviev est un surprenant dialecticien de l’immobile,
acharné à démontrer l’immobilité puis à convaincre qu’elle est le seul
mouvement possible. « Vieillards, l’avenir de l’humanité est entre vos
mains. Unissez-vous pour lutter contre le progrès à venir. » L’apocalypse
zinovievienne est la première à annoncer l’avènement du Passé, le règne du
Vieillard hargneux et la parousie du Dépotoir. Peut-être apparaîtra-t-il plus
tard comme le chantre le plus authentique d’une version déglinguée du
stalinisme, le brejnevisme. Le royaume qu’il décrit est celui de l’Homo
sovieticus, un être mufle et hargneux qui a perfectionné sa capacité
d’adaptation au Dépotoir.
Eugène Zamiatine définit au début des années 20 la
Révolution comme un processus cosmique de dégénération et d’entropie. De son
anti-utopie Nous autres naquirent Huxley et Orwell. « Les hérétiques sont
le seul et amère remède contre l’entropie de la pensée humaine »
écrivait-il. Zinoviev a développé cette idée désespérée mais en la rendant plus
désespérée. Ses hérétiques sont les pauvres « demeurés » dont se
jouent les commissions psychiatriques et judiciaires. Le dernier en date des
« hérétiques » de Zinoviev, le héros de Va au Golgotha, est
une sorte de gourou moscovite, une variante blasphématoire du Christ, un Maître
de Yoga soviétique qui fait fureur jusqu’à ce que ses disciples se débarrassent
de lui, selon la loi de Hargne universelle d’Ibansk. En somme, l’hérétique dans
ce Royaume de Zinoviev ne peut être au mieux qu’un « charlatan
consciencieux », dévoré par ses disciples.
Tchernychevsky aurait-il reconnu son « homme
nouveau » dans ce moujik charlatan dont le chemin de croix est une
dérision blasphématoire ? Aurait-il donné son aval au sinistre Dépotoir zinovievien,
lui qui soupesait dans les « rêves de Véra Plavlovna » la capacité
humaine à organiser le grand atelier du communisme ? À lire les paraboles
hallucinantes de trivialité que produit la machine de Zinoviev, on se dit que
le rêve russe d’eschatologie scientiste a parcouru une boucle bien
désespérante.
À trop tuer Dieu, les eschatologues russes n’ont-il pas abouti à une sorte de suicide spirituel ? L’Ivan Laptiev de Va au Golgotha murmure dans son désespoir : « Mon Dieu, donne-moi une minuscule parcelle de bonheur, un grain de trivialité, d’envie, d’intérêt, de lâcheté, de trahison, de mensonge et d’ennui… Donne-moi ce qui fait vivre les gens. Restitue-moi ce monde humain, atroce et beau ! » Le cheval cabré de Falconet, la troïka russe de Gogol devant laquelle s’écarte les peuples étonnés, et cette supplique bouffonne de rentrer dans le grand paradis immobile de la trivialité. Avec Zinoviev, l’apocalyptisme russe a fait un tour de cadran.
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