Jeury in the sky

 

« Les archives se dégradent-elles ? Oui. Rien n’est éternel, mais leur usure est lente et il est probable qu’elles peuvent se reconstituer. »

Michel Jeury : Les Yeux géants

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« When I die and they lay me to rest / Gonna go to the place that’s the best / When I lay me down to die / Goin’ up to the spirit in the sky »

Norman Greenbaum : Spirit in the sky

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En mémoire de la Perte en Ruaba

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En 1980, un an après le canular des « contactés de Cergy-Pontoise », alors que toute la presse française ne parle que d’enlèvements par des extraterrestres, l’écrivain de science-fiction Michel Jeury revient sur les thèses du sociologue Bertrand Méheust à qui il dédie son roman Les Yeux géants. La question est moins de savoir quel éditeur se risquerait aujourd’hui à publier un tel livre que de déterminer ce que nous avons perdu depuis. Avant d’aborder le contenu, une parenthèse est nécessaire.

« Nous nous battrons avec nos rêves » écrivait Michel Jeury à l’époque des Singes du temps. L’époque du désir d’avenir, du Principe espérance et de l’Étoile du futur chers à Ernst Bloch, est derrière nous. Raison pour laquelle les genres populaires dominants sont soit le roman policier — le fait divers — ou la littérature pour enfants — la régression infantile. Dès 1989, l’aube de la mondialisation, la SF française entrait en hibernation : la montée en puissance des jeux vidéos, des simulacres et des simulations, puis le passage à l’an 2000 allaient sonner le glas pour ce genre autrefois socialement prégnant. En effet, on oublie à quel point la SF française constituait, pendant les trente glorieuses, une interface entre action politique et littérature.

Depuis les attentats du onze septembre, nous sommes tous un peu plus paranoïaques et un peu plus à droite. En 2007, le philosophe postmarxiste Slavoj Žižek le déplorait : aujourd’hui, avec le ralliement de la gauche au modèle de la « gouvernance », seule l’extrême droite semble détenir le potentiel d’intolérance, de refus de l’évidence, du fait accompli du libéralisme, nécessaire, selon lui, à toute action utopique. En fait, les théories du complot, centrifugées par les réseaux sociaux, remplissent la fonction qu’assumait jadis la littérature de science-fiction, celle de machines à simulation : « tout se passe comme si… » « on dirait bien que… »

Cette reconfiguration de l’imaginaire implique d’autres zones sensibles que celles de la SF française qui était, elle, de gauche, non-marxiste, écologiste non-punitive et souvent d’un utopisme candide. Souvent, ce qui naguère était décrit, avec un talent indéniable, comme émancipateur et épique chez des auteurs comme John Varley (la libération sexuelle, le changement de sexe) est aujourd’hui vécu, par la plupart, sur un mode prescriptif, quérulent, oppressif, mesquin et petit-bourgeois : les lobbys LGBT et « féministes », par exemple, sont bien moins libéraux-libertaires que libéraux-procéduriers.

De même, notre technologie n’est plus spectaculaire et dissuasive comme l’étaient la guerre des étoiles ou la course aux missiles, mais discrète et neutralisatrice. Nos ovnis viennent de l’intérieur : ce sont les chemtrails, les drones ou les hélicoptères noirs du Nouvel Ordre Mondial et leurs pilotes ne sont plus des intelligences extraterrestres, mais l’intelligence service — intelligence, en anglais, désigne les services de renseignement. Naguère, les soucoupes volantes, avatars modernes des anges, annonçaient le salut de l’humanité ; aujourd’hui, ce qui nous survole, ce sont les agents de sécurité du mondialisme.

Une décennie après Jeury — qui annonçait dans Soleil chaud, poisson des profondeurs la possession du monde par les multinationales —, le courant cyberpunk allait intégrer cette transition d’un imaginaire libérateur-collectif-messianique à un imaginaire conservateur-libéral-reaganien. « Nous nous battrons avec nos rêves. » Formule ô combien ambiguë : nous nous débattons avec nos rêves plus que nous ne les employons comme armes. Cette science-fiction-là, la « spéculative fiction » des années 60/70, a vécu et le droit d’inventaire s’y applique. Les yeux géants, roman visionnaire, comme l’indique la quatrième de couverture ? Résumons l’histoire, autant que possible…

Au début du vingt et unième siècle, apparaissent les ELOHIM, Effets Lumineux Objets Habités Influences Magnétiques, c’est-à-dire des ovnis en forme d’yeux géants. « Sont-ils des yeux, des dieux ou des vaisseaux ? » Le phénomène « bigeyeurs » se produit à l’échelle planétaire, « entre ostentation et esquive », avec des effets de « brouillage » — des résurrections et des métamorphoses d’humains en animaux — et des effets de « parasitage » — les manifestations d’yeux géants empruntent aux légendes locales, comme le cavalier Eben-Ezer, inspiré par le Facteur Cheval wallon, Robert Garcet.

Des organisations « humanistes » — on dirait la laïcité belge — enquêtent pour rassurer les foules et pour s’assurer qu’il n’existe pas une technologie à récupérer. Pendant ce temps, les sectes et les délires mystiques prolifèrent. Ces yeux dans le ciel ne seraient-ils pas les traces de l’humanité occupée à s’observer elle-même ? Ainsi, le mage Shiri Karman Van Bender construit une maquette qu’il peuple d’automates à l’effigie de disparus que les curieux observent au microscope. Serions-nous des automates espionnés par des êtres situés sur un autre plan d’existence — d’où une régression à l’infini.

Les scènes de contacts avec les yeux géants évoquent les calembours lacaniens — le soucoupisme serait-il structuré comme un langage ? Ainsi, un œil se change en œuf, puis en fœtus de poulet destiné à la prophétesse Emma Gabrielle. Cela ne veut rien dire ? Apprenez à décoder le Jeury : « le phénomène X se transmue en phénix. »  Après Lacan, l’autre psychanalyste qui vient à l’esprit est évidemment Carl Gustav Jung : ce dernier, dans son essai sur les soucoupes volantes, au demeurant sceptique, comparait, lui aussi, les Ovnis à des yeux — aux tableaux d’Yves Tanguy — ou à des processus alchimiques.

Chez Jeury, certains épisodes hésitent entre l’onirisme et le réalisme magique, et superposent les clichés d’abduction, jusqu’à les rendre méconnaissables. Ainsi, après avoir proclamé que la terre était creuse, une présentatrice disparaît sous des losanges noirs. Simultanément, au terme d’une enquête sur une autre disparue, les ufologues retrouvent un mannequin à l’image de la présentatrice précitée ! Cet androïde réapparaîtra à la fin du roman, sous forme hallucinée, entre la poupée de Bellmer et le petit gris de Roswell.

« Si vous voulez une prophétie, je ferai celle-ci : n’importe quoi » s’exclame un gourou, tendant la verge aux cartésiens. Que sont les Yeux géants ? Des Objets habités ? Objets imités ? Objets d’immortalité ? On a parfois l’impression que Jeury écrit ses romans à la manière de Raymond Roussel : par déformations lexicales, par calembours, ou contiguïtés absconses ; il accole à la question de l’intelligence extrahumaine la question de la vie après la mort, mais la résurrection dont il parle n’a rien de chrétien.

Son héros, l’agent secret Vincent Jallas, tour à tour témoin d'un miracle, contacté par les yeux géants, gazé par des militaires, puis assassiné par une secte, entreprend un « itinéraire de résurrection » qui ressemble aux dédales d’Alain Robbe-Grillet et aux hallucinations-gigognes de Philip K. Dick.

« Je n’ai plus peur de la vie, ni de la mort » répètent en mantra les revivants. Mais avant d’atteindre à cette béatitude, Jallas devra parcourir des espaces impossibles, une topographie à la fois poétique et neutre, archétypale et inquiétante : l’Hôtel magnifique, la Tour de l’éternité, le Château des fêtes, la Cour des étoiles, la Forêt arc-en-ciel. Plages, rivières, forêts, terrasses, cercueils de cristal, plateformes qui flottent dans le vide, astronef-labyrinthe, pont sur lequel figure une croix avec la date de vos réincarnations : l’espace-temps mute à vue et évoque tantôt le moyen âge, tantôt les camps de la mort. C’est un peu le Bardo-Thödol, revu et corrigé façon mauvais genre.

Dans le dernier chapitre, l’intrigue, déjà malmenée par d’incessants sauts quantiques, se dilue dans une succession d’épisodes aberrants. Les personnages alimentent la nef qui les emmène avec des pelletées de sable, nourrissent un mannequin qui produit une poudre d’éternité, se livrent à un carnaval en compagnie de fantômes, rédigent leur testament avant que leur écriture ne s’efface. Finalement, où se trouve-t-on ? Dans une tour ? Dans un œil géant ? Dans la tête du protagoniste ? Dans un astronef-Tanga ? Partout et nulle part. Les contactés ont été recodés dans les archives de l’infosphère, cette réalité seconde où les symboles mènent une vie propre, à la manière du mythe platonicien d’Er ou de la table d’Émeraude citée par le narrateur. 

« La suite de ce récit ne pourra jamais être écrite en termes humains » : voilà qui constitue peut-être le plus beau dénouement d’un livre. Après toutes ces années, les Yeux géants restent un des meilleurs romans de SF française, largement supérieur à de nombreux titres anglo-saxons. Toutefois, peut-on parler de « science » dans cette fiction, même au sens large des sciences sociales ? On a plutôt affaire à une littérature de l’absurde, proche de celle des années 1920, illustrée par Gaston de Pawlowski ou Joseph-Marie Lo Duca. 

En fait, la SF des années 70 était une littérature du signifiant plus que du signifié, plus formelle que conceptuelle, plus onirique que technophile, d’inspiration théosophique ou alchimique, ce qui démontre une croyance au pouvoir magique du langage — et à la littérature — que nous avons complètement perdue aujourd’hui. Construire des châteaux dans le ciel, c'est se payer de mots ? Ce serait omettre que le soucoupisme fut surtout un mythe mobilisateur, un peu comme le mythe de la grève générale chez Georges Sorel. 

Michel Jeury délaissa le genre après lui avoir consacré plusieurs objets littéraires non identifiables, des romans cinématographiquement irrécupérables, parce que « écrits » dans le meilleur sens du terme. Hélas, il préféra se tourner vers des romans de terroir, une production plus placide, comme s’il s’était lassé des excès de sa propre imagination.

« Hier soir, il est parti / pour aller voir en l’autre monde / ce qu’il faut croire en celui-ci. »

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