Je reviens de loin, il faut que j'y retourne

 

Source : La subjectivité à venir par Slavoj Žižek, éditions Flammarion, collection Champs essais

Un dernier coup de théâtre se produit à l’extrême fin du film, lorsque Néo arrête par magie, levant simplement les mains, les machines calmars sentinelles qui attaquent les humains ; comment est-il capable d’une chose pareille dans le « désert du réel » et NON à l’intérieur de la Matrice, où il fait, bien sûr, des merveilles, gelant le cours du temps, défiant les lois de la gravité, etc ?

Doit-on comprendre que cet illogisme inexpliqué est la solution que « tout ce qui est est généré par la Matrice » qu’il n’existe PAS de réalité dernière ? Bien qu’une telle tentation « postmoderne » pour trouver une sortie facile aux confusions, proclamant que tout ce qui n’est que l’infinie série des réalités virtuelles se reflétant les unes dans les autres, doive être rejetée, une idée juste se fait jour dans la complexification d’une division pure et simple entre « une réalité réelle » et l’univers généré par la Matrice : même si la lutte a lieu dans la « réalité réelle », le combat décisif doit être gagné dans la Matrice, ce qui explique pourquoi il faut ré-entrer dans son univers fictionnel virtuel. Si la lutte devait se mener seulement dans le « désert du réel », Matrix n’aurait été qu’une dystopie ennuyeuse de plus, l’idée banale d’une humanité, réduite à quelques-uns, combattant les machines du mal.

Pour le dire avec les mots du bon vieux couple marxiste, infrastructure / superstructure, il faut prendre en compte cette dualité irréductible, les processus socio-économiques matériels et « objectifs » ayant lieu dans la réalité d’une part, aussi bien que le processus politico-idéologique proprement dit d’autre part. Et si le champ de la politique était naturellement « stérile », un vrai théâtre d’ombres, mais néanmoins décisifs dans la transformation de la réalité ? Ainsi, bien que l’économie soit le vrai site et la politique, un théâtre d’ombres, le combat principal doit être mené dans la politique et dans l’idéologie.

Prenons la désintégration du pouvoir communiste à la fin des années 80 : bien que l’événement principal ait été la perte du pouvoir étatique par les communistes, le changement décisif est venu d’un niveau différent : dans ces moments magiques où, alors que les communistes étaient encore formellement au pouvoir, le peuple dépassa sa peur d’un seul coup et ne prit plus au sérieux la menace : ainsi, même si les « vrais » combats continuaient avec la police, chacun savait d’une certaine manière que la « partie était terminée. »

Le titre Matrix le Retour est donc assez juste : si la première partie est dominée par un élan, sortir de la Matrice, se libérer de son emprise, la deuxième partie rend clairement l’idée que c’est À L’INTÉRIEUR de la Matrice que la bataille doit être gagnée, qu’il faut y retourner.

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