Source : Gérard de
Nerval, l’inconsolé par Corinne Bayle, éditions Aden, collection Le
Cercle des poètes.
C’est dans le feuilleton Les Faux
Saulniers, en 1850, repris et réaménagé dans Angélique, que Nerval magnifie
le plus fortement sa passion pour les livres. Tout commence en effet à la foire
de Francfort. Il se représente, feuilletant maint et maint volume, regrettant
de ne pouvoir les acquérir tous, puis courant des cabinets de lecture en salles
de vente, des bibliothèques aux Archives, afin de retrouver ce qui a arrêté sa
lecture et dont il a besoin pour écrire un feuilleton.
La liberté d’expression étant plus
grande en Allemagne que dans la France d’alors, où les journaux sont soumis à
une taxe s’ils publient des romans feuilletons jugés subversifs par le
gouvernement, le narrateur découvre un livre de mémoires, celui de l’abbé de
Bucquoy, aventurier de l’époque de Louis XV et trafiquant de sel. Ayant renoncé
à acheter l’ouvrage faute d’argent, il se lance dans une quête infinie dudit
volume, à travers le dédale compliqué des bibliothèques parisiennes et des
ventes bibliophiliques.
Il faudra beaucoup d’aventures et de
retards, de pérégrinations dans le Valois, sur des chemins défoncés qui
semblent toujours ramener au point de départ, pour qu’au bout du voyage
labyrinthique — le narrateur rencontrant de temps en temps en rêve la belle
Angélique de Longeval, fantôme du XVIII siècle — finalement le livre soit
retrouvé, tandis qu’un autre, celui que nous lisons et qui est plus intime
qu’historique, soit écrit. La vie est une série de pages vierges à composer ou
à recomposer avec des souvenirs à la fois personnels et littéraires.
Cet enseignement est répété par les
Mémoires de l’abbé de Bucquoy, enfin possédés : Nerval en a fait don à la
Bibliothèque nationale, au tout début du Second Empire, en décembre 1851. Aux
dernières lignes du texte, le narrateur nous décrit la couverture de l’ouvrage
acquis au prix de mille difficultés. Il y lit une formule de Virgile, « Facilis
descendus Averni », « il est aisé de descendre dans
l’Averne », au royaume des ombres. N’est-ce pas là une invitation à
comprendre que le poète doit courir le risque de sa propre mort ? La citation
est incomplète, la Sybille de Cumes, qui s’adresse à Énée, poursuit :
« Mais revenir sur ses pas, se retrouver libre à la lumière du haut, voilà
ce qui est l’épreuve qui demande l’effort. Rares sont ceux qui l’ont pu. »
Le livre est bien une forme de nekuïa, guidée par le spectre d’une femme, Angélique. La jeune femme du dix-septième siècle dont Nerval récrit la chronique authentique a conduit le narrateur sur les traces de son passé, par leur terre commune d’Île de France, elle l’a dirigé dans l’écriture en lui donnant sa propre confession, sa propre vie, afin qu’il reconstitue les morceaux de son œuvre, qu’il recouse les déchirures de son existence. Muse fantôme, par son chant d’outre-tombe, elle lui a rendu la poésie enfuie. Triomphe du livre, de l’amour, de l’amour du livre.
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