Source : La Décadence, histoire sociologique et philosophique d’une catégorie de l’expérience humaine, par Julien Freund, éditions du Cerf, seconde édition, préface de Jérônimo Molina Calo, texte relu et corrigé par Pierre-André Taguieff.
Prenons l’exemple du nombre auquel Spengler accorde une
grande importance : « Un nombre en soi n’existe pas et ne peut pas
exister. Il y a plusieurs univers du nombre, parce qu’il y a plusieurs
cultures. Nous trouvons un type hindou, arabe, antique, occidental de pensée
mathématique, et par conséquent de nombre, chacun spécial et unique dès
l’origine, chacun expression d’un sentiment cosmique différent, chacun symbole
d’une valeur aussi scientifiquement limitée, principe d’une organisation du
devenu, où se reflète la nature intime d’une seule âme et d’aucune autre. Il
existe par conséquent plus d’une mathématique »
Entre la théorie de Pythagore et celle de Descartes,
il y a la différence d’un monde. Cela
est vrai également de l’art, de la morale ou de la politique. L’économie
politique est une caractéristique de la civilisation occidentale qui n’a pas de
correspondant dans la pensée antique ou ailleurs. L’Antiquité est dominée par
l’idée d’ataraxie, l’Occident par celle du souci, dont l’économie est l’une des
expressions. Les Grecs n’avaient pas non plus l’idée de l’humanité, du fait
qu’ils considéraient les barbares comme des êtres inférieurs. De surplus,
l’Antiquité était polythéiste, l’Occident « monothéiste. » Il serait
trop long d’énumérer toutes les incompatibilités que Spengler découvre entre
l’Antiquité et l’Occident. Il en résulte que le parallèle entre la chute de
Rome et le déclin de l’Occident n’est pas congru.
Il faut avoir présent à l’esprit ces considérations
pour bien comprendre ce qu’il entend par déclin. Cette notion implique certes
l’idée d’un affaissement mais non celle de catastrophe ou de naufrage. Déclin
veut dire accomplissement, achèvement, Vollendung. Beaucoup de fausses
interprétations de son œuvre ont pour source ce malentendu sur la notion de
déclin. Aussi récuse-t-il les philosophies connues de l’histoire, qui toutes
estiment que l’achèvement serait le résultat d’un cours linéaire des choses.
L’humanité ne suit pas un plan, un but programmé d’avance ou que l’on considère
comme tel, à la manière de Marx ou de Comte. Chaque civilisation est autonome
en vertu de ce principe de discontinuité, chacune possède son achèvement propre
parce qu’elle a une âme particulière…
Les idées éternelles ne sont qu’un effet de nos
illusions. Spengler applique ces observations à sa propre œuvre :
« Ma philosophe même n’exprime et ne reflète que l’âme occidentale, seule,
différente de l’antique ou de l’Hindoue, et dans son stade civilisé actuel
seulement. Chacune des grandes cultures est ainsi parvenue à parler une
langue mystérieuse du sentiment cosmique qui ne peut être entièrement comprise
que par l’âme appartenant à cette culture. Car, ne nous trompons pas, si nous
pouvons lire quelque peu dans l’âme antique, c’est que son langage formel est
presque l’inverse du nôtre. »
Ainsi que Spengler le montre dans Prussianisme et
socialisme, on se trompe si on croit que la marxisme, produit occidental, se
laisserait appliquer universellement, sans déviation par les autres
civilisations.
[Note : malgré ce relativisme, Spengler préconise un « tact physionomique » et une « morphologie symbolique » qui autoriseraient une histoire comparée des cultures et des civilisations où les mêmes moments (naissance, croissance, déclin) et les mêmes fonctions (césarisme / hitlérisme) se répètent, mais dans des contextes complètement différents et hétérogènes. Dans ce projet colossal, la « forme », fluente, correspondrait à la « culture », et le « symbole », figé, à la « civilisation. » L’Occident seul étant selon lui porteur d’une civilisation universelle, l’Histoire physionomique doit se substituer à l’Histoire systématique]
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