Pris sur
ResearchGate. Gaetano Giulio Zumbo, fondateur de la céroplastie, par Paolo
Scarani, Université de Bologne, in. Pathology Annual, Février 1995, chapô
et traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement
intended.
« We develop, we delight, we define and we
decay »
Death in June : In Sacrilege
*
« La prévision attristante, ce n’est pas la
mort, c’est la certitude de n’y parvenir que dégradés »
Arthur de Gobineau
*
La céroplastie
représente une étape décisive dans le domaine de la pathologie médicale : c’est
elle qui a permis de produire des planches anatomiques qui furent conservées
durant de nombreuses années. Les écoles de Florence et de Bologne eurent un
rôle pionnier dans ce domaine : toutes deux commencèrent leur production
au dix-huitième siècle, respectivement en 1737 à Bologne et en 1772 à Florence
et elles poursuivirent jusqu’au dix-neuvième siècle.
L’Histoire a moins
retenu le nom d’un Syracusain, qui avait pourtant accompli de formidables
progrès dès le dix-septième siècle, bien avant l’apparition des deux écoles rivales.
Le nom même de cet homme, ses origines, sa vie et son œuvre nous demeurent
encore mystérieuses et nimbées de controverses, mais il s’agit bel et bien d’un
des pères fondateurs de la céroplastie.
Vie de Zumbo.
Gaetano Giulio
Zumbo est né à Syracuse en Sicile, en 1656. Il y aurait été éduqué chez les
jésuites pour devenir moine. Dans sa jeunesse, il quitte son île natale et mène
une vie errante, d’abord en Italie puis en France, où il meurt en 1701.
On possède peu de
témoignages sur sa formation artistique. Il était déjà connu comme
céroplasticien alors qu’il vivait en Sicile, ce qui était alors une pratique
assez répandue. Sa réputation lui valut une invitation à la cour florentine de
Cosme III de Médicis où il demeura entre 1691 et 1694. Pendant son séjour, il
composa son œuvre la plus connue : La Peste.
Son intérêt pour
l’anatomie se serait manifesté après une visite à l’école de Bologne en 1694.
L’année suivante, il déménage à Gêne où il collabore avec l’anatomiste français
Guillaume Desnoues, ce qui marque son intérêt pour le modelage de la cire. Hélas,
cette collaboration se termine assez vite en raison d’une querelle au sujet de
la paternité des modèles anatomiques. En 1700, Zumbo se rend à Marseille où il
réalise deux compositions d’inspiration religieuse ainsi qu’une tête anatomique
qu’il présente le 25 mai 1701, à l’Académie Royale des Sciences de Paris.
Ce succès lui vaut
une recommandation de Louis XIV et le droit exclusif à produire des
préparations de cire. Apparemment, Zumbo aurait travaillé avec des anatomistes
parisiens au cours de son séjour, mais sa gloire fut de courte durée : il
décède le 4 décembre 1701, sans doute des complications d’une inflammation
rénale.
Techniques
céroplastiques.
Malgré sa célébrité
à l’époque, et ses nombreux admirateurs, le nom de Zumbo fut longtemps oublié
et rarement mentionné par les critiques d’art, probablement en raison du
caractère déplaisant de ses thèmes : les propriétaires de ses œuvres
préféraient les dissimuler au regard du public. Et pourtant, Zambo était un
artiste talentueux qui possédait un extraordinaire sens du rendu et du détail.
Cependant, on peut
s’interroger sur son pointillisme à rendre les nuances de la décomposition du
corps humain… cette prédilection morbide s’exprime principalement dans La
Peste avec un pathos qui rappelle le baroque, mais qui puise sans doute aussi
à des strates plus archaïques, voire, plus simplement, à des imitations
d’autres artistes, inspirés par l’épidémie de Naples, en 1656.
Les figurines de
Zumbo qui apparaissent dans La Peste, où une seule scène est consacrée à
l’épidémie proprement dite, mesurent en général vingt à trente centimètres de
hauteur ; pour les obtenir, l’artiste sculptait un modèle d’argile, à
partir duquel il obtenait un moule, une méthode qui différait de celle employée
pour ses modèles grandeur nature où il prenait directement l’empreinte.
Ensuite, Zumbo
mélangeait des teintures à la cire fondue qu’il coulait en strates successives
dans le moule, en les égalisant à l’aide d’une brosse douce. Chaque couche se
distinguait par sa propre couleur afin d’obtenir des surfaces égales et
brillantes. Enfin, Zumbo renforçait le
modèle avec une cire de qualité plus dure, plus compacte avant d’extraire et de
polir le résultat obtenu, qui était parfois enduit de vernis.
Cette technique
restituait avec une précision extrême les différentes phases de la putréfaction
des corps, une méthode qu’il avait sans doute apprise auprès de Francesco Redi,
un plasticien de la cour de Florence qui réalisa des modèles d’étude sur la
fermentation et les transformations des matières organiques afin de réfuter la
théorie de la génération spontanée.
La putréfaction ne
constitue pas pour autant le sujet principal des modèles de Zumbo dont
l’architecture se révèle d’une rare complexité. Il paraît peu probable qu’il se
soit limité à un objectif médical, même si ses travaux évoquent par moments les
atlas anatomiques de Vésale, contenus dans le De Humani Corporis Fabrica
(1543) En fait, ces compositions étaient des commandes du Grand Duc Cosimo III qui souhaitait des
vanités.
Les deux têtes
anatomiques conservées aujourd’hui à Florence et à Paris sont les seules traces
de la deuxième partie de l’œuvre de Zumbo, consécutive à sa rencontre avec
Guillaume Desnoues. Ce dernier enseignait l’anatomie à l’Université de Gêne où
il recourait à des modèles momifiés. De telles préparations requéraient une
grande habilité à la fois dans la dissection et dans les normes de conservation
des tissus. Souvent, la fabrication prenait beaucoup de temps pour des résultats
peu convaincants.
Desnoues a lui-même
décrit sa procédure : il commençait par insuffler de l’air chaud dans les
veines et artères du spécimen, avant d’injecter des solutions colorées. Zumbo
s’inspira sans doute de la méthode de conservation de Desnoues avant de la
perfectionner à son propre usage. En tout cas, sa tête anatomique ne présente
pas le même rendu que ses autres œuvres.
Zumbo : œuvre
totale.
Selon ses
contemporains, Zumbo se consacrait principalement à des sujets religieux.
Ainsi, à Gêne, il réalisa une Nativité et une Descente de croix qu’il présenta ensuite à un mécène parisien,
mais ce qu’il advint de ces œuvres demeure mystérieux. Il en subsisterait des
fragments dans les collections de cire du Victoria & Albert Museum de
Londres.
Chronologiquement,
les premières œuvres de Zumbo sont des « théâtres » : ce type de
composition doit son nom à sa scénarisation dans un décor, qu’il s’agisse de
grottes, de cimetières ou de ruines, où les figurines sont disposées dans des
poses évocatrices, encadrées dans des structures vitrées de 80 X 50 X 40
centimètres. Ces œuvres ont été restaurées et elles font aujourd’hui partie du
fonds du Musée Zoologique de Specola, à Florence, où on peut les admirer dans
la section consacrée aux modèles de cire, où elles ont été rebaptisées Le
Triomphe du Temps, Vanité de Toute Vie et La Peste.
Jusqu’à la fin du
dix-neuvième siècle, ces trois œuvres étaient entreposées dans les sous-sols du
Musée National de Bargello, avant d’être confiées au Musée de l’Histoire des Sciences,
où elles furent restaurées, avant d’être enfin acquises par Specola.
Il existe une
quatrième et une cinquième composition : la quatrième s’intitule La
Syphilis, mais elle a été en grande partie détruite par l’inondation de
1966 et seuls quelques fragments ont été sauvés puis restaurés. En fait, La
Syphilis résidait dans la cave d’un particulier et on ne dispose d’aucune
photographie d’avant l’inondation. La cinquième miniature présente un
Saint-Jérôme en pénitence, agenouillé sous un crucifix ; elle appartient à
un musée privé de Sardaigne.
Enfin, on dispose
des deux têtes anatomiques dont la plus ancienne repose au musée de Specola et
l’autre au Musée d’Histoire naturelle de Paris, dans la section du Laboratoire
des Mammifères et des Oiseaux. D’autres modèles anatomiques ont été attribués à
Zumbo, mais la plupart seraient d’autres artistes, au contraire des précités
dont l’authenticité est avérée.
Compositions.
Les thèmes n’ont
rien de neuf : la corruption de toute chair, la vanité de toute gloire et
l’identification du Temps à la Mort. La peste comme châtiment divin est un
autre thème de prédilection depuis l’épidémie de peste noire au quatorzième
siècle, tout comme la syphilis, bien que le diagnostic moderne n’existait pas
encore. En fait, les œuvres de Zumbo traitaient de sujets tabous et il n’est
donc guère étonnant qu’elles aient été mises à l’écart — dans son roman Juliette
ou la prospérité du vice, le Marquis de Sade lui consacre un hommage.
Le Triomphe du
Temps représente une grotte ou un temple enseveli ; les arcades et les
colonnes évoquent l’antiquité gréco-romaine et une foule d’adultes et d’enfants
sont présentés, soit en proie aux affres de l’agonie, soit à divers état de
décomposition, certains sont même réduits à l’état de squelettes et
d’ossements.
Deux figures se
détachent à l’avant-plan : dans le coin inférieur droit, une jeune femme à
la poitrine dénudée, encore vêtue de quelques lambeaux. La délicatesse de la
posture évoque la Sainte Lucie du Caravage, dans le musée de Syracuse.
L’autre personnage,
à l’extrême gauche, est un vieillard nu, flanqué d’ailes et armé d’une faucille
dans lequel on reconnaît Saturne. Accolé à son talon droit, on distingue un
portrait de Zumbo. Parmi les décombres se trouvent d’autres vanités : à
l’arrière-plan, deux personnages transportent un cadavre à travers un paysage
de désolation. Étrangement, on ne reconnaît aucune moralité chrétienne à
laquelle la thématique devrait pourtant donner prise.
La Vanité de
Toute Gloire présente un autre espace souterrain : deux tombes emplies
de cadavres putréfiés. Des corps gisent à terre, auprès d’un cercueil au-dessus
duquel médite une pleureuse de marbre.
L’autre cercueil
est un sarcophage d’Empereur romain, décoré de deux masques qui rappellent les
fresques du Palais de Syracuse. Une urne, remarquablement rendue, illustre le
contraste entre la splendeur de l’art et l’horreur de la putréfaction des corps
mangés par la vermine et les rats. Là non plus, aucune moralité chrétienne, ni
même de référence à une divinité du temps.
La Peste est
la seule scène qui montre une épidémie. C’était un motif courant chez de
nombreux artistes pour des ex-voto, en particulier Mattia Prei et Micco
Spadaro ; tous deux nous ont laissé des fresques ou des toiles illustrant
la peste napolitaine de 1656 et elles inspirèrent très certainement Zumbo. Sa
scénarisation macabre nous montre des corps en proie aux premiers stades de la
décomposition, y compris la carcasse d’un chien.
Les deux figurants
de l’arrière-plan ont une expression de dégoût tandis que leurs comparses
déchargent un chariot pour brûler son contenu ; à l’avant-plan, une
vieille femme semble récemment décédée, comme si elle avait été transportée
vivante depuis la morgue où on l’avait jetée par erreur. Détail
horrifique : un bébé est pendu au sein de sa mère, mort en train de la
téter.
En revanche, de la Syphilis,
nous n’avons conservé que des fragments comme ce vieillard dont le nez se
réduit aux fosses nasales, aux yeux exorbités et à la bouche déformée qui
s’ouvre sur un cri — il pourrait s’agir d’un masque de mort.
Têtes anatomiques.
Il n’existe aucun
rapport entre les compositions et les têtes anatomiques. La plus ancienne fut
exposée au Musée Specola de Florence et elle est le premier artefact de ce type
à servir à des fins d’éducation médicale.
Sa datation reste incertaine, qu’elle remonte ou non à l’époque où Zumbo
travaillait avec Desnoues, à Gênes.
Une récente
radiographie a démontré qu’il s’agit d’un crâne humain nappé de plusieurs
couches de cire douce, déposées strates après strates. Le visage, dont la peau
a été en partie préservée, est dénudé sur son profil droit jusqu’à l’hémisphère
du cerveau et laisse paraître les muscles faciaux, les tendons du cou et de la
nuque, les carotides et parotides sous-mandibulaires, la glande thyroïde, le
tout artistiquement rendu.
Zumbo, fidèle à sa
manière, a poussé le détail jusqu’à restituer les premières atteintes de la
décomposition. Sur la tête de Paris, modelée par après, il évite cette
morbidité : le vieillard est entièrement fait de cire, sans crâne humain
comme support. La partie droite du visage est à vif, jusqu’à la nuque, et on
distingue les tissus et organes qui soutiennent les muscles faciaux. Le
masséter a été ôté ; le profil gauche correspond à celui d’un vieillard au
nez crochu et aux joues sillonnées de rides, aux sillons délicatement
restitués.
Conclusions.
Quelles que furent
ses motivations thématiques, Zumbo innova dans le domaine anatomique.
Depuis Cimabue,
jusqu’à Michel-Ange ou Léonard de Vinci, les artistes occidentaux s’étaient
illustrés dans ce registre pour reproduire la figure humaine au plus près.
Ludovico Cardi, surnommé « il Cigoli » (1559-1613) est un
précurseur de Zumbo, lui qui réalisa des statues d’écorchés.
Néanmoins, l’œuvre
du Syracusain nous livre le premier exemple de préparations anatomiques aussi
précises, grâce à la cire qu’elles utilisent. « Les modèles anatomiques
de cire, écrivait Goethe, présentent le grand avantage d’obtenir une
copie que l’on peut préserver sans les inconvénients de l’odeur de l’original. »
De ce point de vue,
l’intérêt de Zumbo pour la putréfaction est tout à fait remarquable. Sans doute
s’inspira-t-il des études de Francisco Redi, mentionné ci-dessus. En tout cas,
il sut en tirer profit pour interpréter cette décomposition sur un mode quasi
« naturaliste » qui tranchait avec les représentations surnaturelles
de ses contemporains. Ses modèles diffèrent profondément des écorchés d’un
Clemente Susini mais le vide biographique concernant son existence nous prive de
pistes de réflexion.
En effet, ce penchant
horrifique, qui excède l’intérêt scientifique, continue à nous interroger, bien
que cette thématique fût alors fréquente en littérature, en peinture. Après le
Concile de Trente, le catholicisme romain cherchait à ramener les brebis
égarées au bercail par une « pastorale de la peur », selon
l’expression de Jean Delumeau.
Cependant, chez Zumbo, on ne trouve aucune préoccupation théologique : seulement la mort nue, dans toute sa crudité, sans d’autre au-delà à espérer que sa riche palette chromatique et la mélancolie qu’elle inspire devant la beauté ruinée du corps humain.
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