Tsim-Tsoum

 

Source : Les Métamorphoses du cercle par Georges Poulet, préface par Jean Starobinski, éditions Flammarion, collections Champs Idées et recherches

Lorsque Dante décrit la divinité telle qu’elle lui apparaît au terme de son voyage céleste, il la représente donc sous la forme d’un point autour duquel se disposent des cercles concentriques. C’est le Nunc stans, le point immobile de l’éternité, qu’entourent les points fluants du temps et auquel ils se rapportent, comme les points d’une circonférence se rapportent au centre. C’est aussi le minimum absolu, la monade qui contient en la simplicité de son principe la totalité des nombres et le maximum absolu de sa grandeur.

Si le point divin apparaît à la fin de la Divine Comédie comme le point terminal de ce grand poème (étant donné que Dieu est le terme d’aboutissement de toute vie spirituelle), il est frappant qu’il apparaisse comme le point initial d’un poème non moins ambitieux, mais dont le dessein est exactement l’inverse de celui de Dante, le Microcosme de Maurice Scève. Dante voulait décrire, en effet, le mouvement par lequel, originellement, tout aboutit à Dieu. L’objet de Scève, au contraire, est de décrire celui par lequel, originellement, tout sort de Dieu.

Le Dieu scèvien n’est plus, comme celui de Dante, le Dieu de la cause finale ; il est celui de la cause efficiente. Comme, plus tard, les Semaines de Du Bartas, le Microcosme de Scève fait se dérouler les effets de plus en plus vastes d’un acte causateur premier, qui, d’abord, est saisi en lui-même, dans sa réalité initiale et centrale. C’est dans ce sens, semble-t-il, qu’il faut comprendre ses vers : ils décrivent un Dieu qui n’a pas encore créé le monde, dont la puissance créatrice ne s’est pas encore déployée, un Dieu enclos et condensé en lui-même, un Dieu-Point.

Ce qu’il y a de plus curieux dans ces textes de Scève et de son ami Jacques Pelletier, ce n’est pas qu’il reprennent, parfois, mot pour mot, les textes de la pensée pythagoricienne et néo-platonicienne. Cela va de soi et ne fait d’ailleurs que continuer une tradition ininterrompue pendant le Moyen Âge. Mais, par surcroît, les poèmes de Scève et de Pelletier tendent à constituer une poésie nouvelle dont l’originalité consiste dans l’adéquation parfaite, entre un langage abstrait et une pensée abstraite, bref, une poésie proprement mathématique. De plus, et ce qui est peut-être plus important encore, cette poésie mathématique est aussi une poésie énergiste, c’est-à-dire une poésie dans laquelle les réalités mentales sortent les unes des autres, de la même façon que les réalités physiques sont sorties les unes des autres, sous l’action du pouvoir créateur de Dieu.

Ainsi, le mouvement de la pensée poétique est strictement analogue au mouvement de la nature, car l’un et l’autre obéissent à un même processus. L’univers et le poème qui le chante se développent à partir du même point, suivant les mêmes lignes. La genèse cosmique et la genèse poétique ont le même principe et le même développement.

Commentaires