Joyeuse Bête

 

Pris sur Public Domain Review. Le Sang des bêtes : Jean Denis et l’Affaire de la Transfusion par Peter Sahlins, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended.

Au début du printemps 1667, le bon peuple de Paris s’émut d’un fait divers qui impliquait des animaux domestiques : la première transfusion expérimentale de sang animal, à des fins thérapeutiques. L’Affaire de la Transfusion se déroula dans le contexte houleux d’une polémique remettant en question le consensus et les idées reçues sur le monde animal ; au cours de ces débats enflammés, les bêtes furent les premières victimes.

« Il n’y eut jamais de matière où l’on remarquât plus de différence entre les esprits » écrivait en février 1668 l’avocat parisien et parlementaire Louis de Basril, alors que l’affaire se terminait à peine. « Chaque femme y prendra quelque part ; on en parle dans les Cercles ; on s’en divertit à la Cour et les philosophes en font le sujet de leurs Disputes et les Médecins s’en entretiennent dans toutes leurs consultations. »

Au centre de la controverse : le jeune médecin montpelliérain  Jean-Baptiste Denis (1640-1704), « le plus apte philosophe cartésien », récemment installé à Paris et qui procédait à des expériences sur le sang animal afin de guérir la folie et prolonger la vie. Entre le mois de juin 1667 et janvier 1668, Denis, assisté du prestigieux chirurgien Paul Emmerez, avait transfusé de petites quantités de sang, puisées à l’artère carotide d’agneaux, de moutons, voire de bouquetins, directement dans les veines de cinq patients : deux moururent, mais les trois autres semblaient remis et même rajeunis. Ces pratiques divisèrent profondément le camp médical et stimulèrent la curiosité d’un public avide de découvertes scientifiques, en particulier d’une cure qui assurerait la jeunesse et la santé éternelle.

L’Affaire des Transfusions se déroulait à l’ombre de Descartes. Denis, formé à l’École de Médecine de Montpellier en 1667, avait suivi des cours basés sur la physiologie mécanique de Descartes ; ensuite, il avait mené ses premières expérimentations sous le patronage d’Henri-Louis Habert de Montmor (1600-1679), dont le le cercle s’était montré réceptif et très favorable au mécanicisme cartésien des années 1650.

En effet, Le Discours de la Méthode (1637) décrivait l’animal comme un automate et distinguait la « substance pensante » du corps « physique et mécanique », tout en privant les animaux de raison, de langage et de conscience. L’âme animale ne survivait plus que sous une forme sensible et tripartite, conforme aux enseignements d’Aristote et de Galien. Si Descartes admirait la complexité apparemment infinie de la physiologie animale, il exprimait en revanche un profond scepticisme quant à l’intériorité et à la subjectivité des bêtes.

Dans les années 1640, les animaux-automates de Descartes entraînèrent une première controverse philosophique, mais il faudrait attendre 1668 pour qu’elle prenne de l’ampleur et oppose les membres des cercles et des salons parisiens.  Les conceptions cartésiennes étaient alors interdites à la cour, mais, en pratique, beaucoup de ses sympathisants travaillaient pour le roi et suivaient la méthode sceptique : le cartésianisme avait largement pénétré les milieux érudits. Dès lors, en 1668, les expérimentations de Jean Denis allaient donner un débouché aux passions qu’éveillait le nouveau paradigme scientifique.

En moins d’un an, l’Affaire de la Transfusion entraîna la publication d’un nombre de pamphlets et de documents scientifiques — parfois aussi de mauvaise poésie —, et puis aussi de lettres envoyées à travers toute l’Europe. Jean Denis, relayé par ses étudiants et par les publicistes, délivra quantité de comptes-rendus épistolaires dans lesquels il retraçait ses expériences, du moins celles qui avaient réussi, et répondait aux critiques et à ceux qui doutaient. Les opposants à la transfusion se concentraient à la Faculté de Médecine de Paris et suivaient aveuglément les enseignements de Galien et d’Hippocrate, lesquels présentaient peu d’arguments en faveur de cette méthode ; par ailleurs, cette même faculté ne reconnaissait pas l’hypothèse de la circulation sanguine.

Néanmoins, la faculté parisienne subissait des dissensions. Certains soutenaient Denis et parfois très activement. Selon l’avocat Louis de Basril, les médecins de Paris avaient même payé un « petit écolier », l’étudiant de deuxième année Guillaume Lamy, ainsi qu’un « charlatan, arracheur de dents », l’empirique de la cour, Pierre-Martin de la Martinière, pour réfuter les prétentions de Denis. Cette « intrigue », ce « lâche complot » représentait une étrange alliance : tous les discours médicaux convergeaient contre l’emploi de sang animal et ils se répercutaient depuis les hautes sphères académiques, depuis l’École de Médecine de Paris jusqu’à l’Académie royale nouvellement fondée, pour finalement redescendre jusqu’aux humbles empiriques et apothicaires qui vendaient leurs remèdes et potions sous le Pont-Neuf.

L’Affaire atteignit son paroxysme en février 1668, après la mort du valet de Madame de Sévigné, un certain Antoine Mauroy de Saint-Amant. Saint-Amant souffrait d’une variété de démence, sans doute causée par la syphilis. Denis et Emmerez décidèrent de lui administrer trois transfusions. Les deux premières, réalisées avec du sang de mouton, juste avant la Noël 1667, se déroulèrent apparemment sans mal. À la grande satisfaction des « gens de bien », le patient put même communier pour la Noël 1667. Hélas, à la fin janvier, la folie de Mauroy l’avait repris et d’après tous les témoignages, les choses se passèrent très mal. La femme de Mauroy, née Périne Pesson, supplia Denis d’accomplir une nouvelle transfusion… Le malheureux décéda peu après. La veuve enterra précipitamment son mari, avant même qu’une autopsie ait lieu, puis elle déposa plainte auprès du tribunal de Paris.

« Un procès aussi retentissant que dramatique s’ensuivit, un scandale avec lequel Zola n’aurait pu rivaliser » écrit l’historien Harcourt Brown. En avril 1668, le tribunal du Châtelet exonérait Jean Denis de toute faute : la veuve se retrouva sur le banc des accusés. Elle avait empoisonné son mari à l’arsenic, un poison sans doute fourni par La Martinière, du moins selon Basril.

Trois docteurs de l’École de Médecine de Paris — l’histoire n’a pas retenu leur nom — se retrouvèrent impliqués : ils avaient donné de l’argent à Pesson pour qu’elle témoigne contre Denis. En appel, le Parlement de Paris décida d’interdire aux docteurs et chirurgiens de « pratiquer des transfusions de sang sous peine de châtiments corporels », une sanction qui resterait en vigueur même après la révolution française.  

L’Affaire des Transfusions représenta le point d’orgue d’une compétition internationale au sein du monde scientifique, entre le roi de France et le roi d’Angleterre, à une époque où la « communauté des experts » commençait à émerger par-dessus les frontières politiques. À la suite de la publication de William Harvey sur la circulation sanguine (1628), Descartes s’était approprié ce modèle et la question du sang était scrutée avec une attention extrême. En 1665, la Société Royale de Londres entreprit ses propres recherches et bientôt, Richard Lower, Robert Boyle et Thomas Coxe entreprirent de « transférer », selon les mots de leur protocole, « le sang non altéré d’un animal vers un second, par le moyen d’une canule. »

Ce n’est qu’en janvier 1667 que Louis XIV et son premier ministre Jean-Baptiste Colbert attirèrent l’attention de l’Académie sur ces pratiques, ordonnant de procéder au médecin Claude Perrault, mais en suivant une autre méthode. Les expériences de Perrault sur les chiens échouèrent : tous les animaux moururent et il renonça en mars 1667. Il allait devenir un farouche adversaire de la transfusion. Dans le même temps, Jean Denis poursuivait ses tentatives et en juin 1667, il parvint à une victoire. Cinq mois après, Edmund King, de la Société Royale de Londres, arriva à transfuser « du doux sang de mouton dans les veines surchauffées du dément Arthur Coga. »

Le 3 mars 1667, Denis et Emmerez revendiquèrent pour la première fois une transfusion entre animaux de la même espèce. Comme donneur, ils s’étaient servis d’un cocker et comme receveur, d’un « petit chien à poil court qui ressemblait à un fox-terrier. » Denis et Emmerez reproduisirent l’expérience le 8 mars et publièrent immédiatement les résultats sous forme de lettres diffusées dans le « Journal des Sçavants. » À partir de ce succès, d’autres transfusions suivirent, en tout une vingtaine d’animaux, principalement des chiens. Après quoi, au début du mois d’avril, Denis passa à l’étape suivante : la xéno-transfusion.

Denis transfusa des palettes de sang prélevées sur quatre béliers… à un cheval de vingt-six ans ! La pauvre bête aurait retrouvé son appétit. Ensuite, Denis et ses apologistes, un jeune étudiant du nom de Claude Gadroys, enchaînèrent les publications triomphantes : les chiens et les autres bêtes semblaient toutes requinquées, pleines d’énergie vitale. D’après Denis, aucun animal n’était mort ; les quelques effets secondaires, comme l’urine noire — en fait, une réaction classique de l’hémoglobine — s’estompèrent rapidement à mesure que l’état des cobayes s’améliorait. En revanche, Denis mentionne à peine le sort des animaux donneurs…

L’étape suivante était bien sûr la transfusion de l’animal à l’homme et c’est ainsi que le 15 juin 1667, Denis et Emmerez accomplirent la première xéno-transfusion historiquement documentée sur un adolescent de quinze ans qui souffrait de fièvre chronique. Sous la supervision d’un médecin parisien, le patient avait déjà subi vingt saignées au cours des deux mois précédents, afin de « résoudre la chaleur excessive. » Depuis, il se trouvait dans une profonde léthargie et souffrait de pertes de mémoire. Selon Denis, après avoir reçu huit onces de sang puisé à la carotide d’un mouton, le jeune garçon ressentit « un fort échauffement dans le bras » puis il se rétablit complètement. « Cette guérison foudroyante lui donnait bonne mine, l’esprit gai, l’appétit vif ; il dormait bien. »

Une semaine plus tard, encouragés par ces résultats, Denis et Emmerez accomplirent une seconde opération, « plus par curiosité que par nécessité » selon leurs propres termes. Le cobaye humain était un aide-cuisinier de quarante-cinq ans qu’ils rétribuèrent et que Denis décrit comme « énergique et volontaire. » Loin de se sentir affaibli, l’homme se remit très vite : il abattit le mouton-donneur, l’écorcha, le découpa en quartiers et le servit à manger, avant d’aller boire dans un bistrot et de revenir pour une autre pinte de bon sang.

À la même époque, Christian Huygen écrivait à son frère : « On dit que cette même nuit, il fit fête à sa femme et que la rumeur s’en répandit, ce qui lui assura une solide réputation auprès du beau sexe ; beaucoup d’épouses en voulurent de même pour leur mari. » Plus tard, en automne de la même année, une transfusion eut moins de succès : le baron suédois de Bond décéda, mais l’autopsie révéla qu’il souffrait déjà d’une gangrène fatale.

Pourquoi Jean Denis prêtait-il de telles propriétés palingénésiques au sang animal ? Un curieux détail biographique nous fournit peut-être un indice : Denis était le fils d’un ingénieur responsable des fontaines royales et qui se piquait de poésie. Le père Denis avait servi André le Nôtre (1613-1700) lors de la création des Jardins de Versailles et c’est lui qui avait élaboré les infrastructures de pompes, de canaux, en particulier la Ménagerie Royale et les fontaines animales du labyrinthe royal. Le père Denis s’intéressait également aux propriétés curatives des eaux comme l’atteste un traité où il explique les prétendus miracles d’une source polonaise par la présence de sulfure souterrain. Ce modèle paternel inspira sans doute une conception « hydraulique » de l’organisme chez le fils.

En outre, le père Denis taquinait Pégase et il composa un « poème héroïque » — apparemment jamais publié — sur les jardins de Versailles dans lequel il évoquait la Ménagerie Royale et ses collections d’oiseaux paisibles, gracieux et chamarrés qui s’éployaient sous la lumière du soleil, majestueux, au centre des allées et boulingrins qui rayonnaient depuis le pavillon octogonal.  La ménagerie de Versailles représentait pour le Père Denis un modèle de civilité, d’élégance et d’harmonie — en réalité, c’était surtout un lieu bruyant de caquetages — et il semble bien qu’il ait éprouvé et transmis un intérêt pour la cause animale à son fils.

Pour Jean Denis fils, le règne animal désignait moins l’esthétique gratuite de la gent ailée que les quadrupèdes comestibles qui pouvaient également servir de marchepied à l’humanité, à la fois physiologiquement et moralement. Selon Denis, le sang des bêtes s’avérait supérieur à celui des êtres humains, car moins altéré moralement, un aspect qu’il développe dans sa première lettre sur la xéno-transfusion — un texte qui pourrait avoir été écrit par un Montaigne levé du mauvais pied.

 « Il est aisé d’établir que le sang des animaux doit renfermer moins d’impuretés que celui des hommes, car ils ne connaissent ni la débauche, ni l’ivrognerie, ni les désordres de l’appétit, comme c’est souvent le cas parmi notre espèce. Les chagrins, les soucis, les crises, les mélancolies, les anxiétés et le régime des passions en général nous occasionnent bien des troubles qui corrompent la substance de notre sang ; alors que la vie des animaux est bien plus régulière, moins exposée à ces misères, aux funestes conséquences des fautes de notre premier père. L’expérience démontre qu’il est rare de trouver du mauvais sang chez les animaux, alors que le sang humain s’avère inévitablement altéré, en raison même de la Chute. »

Jean Denis était un « moderne » : il acceptait le modèle de la circulation sanguine et souscrivait à la physiologie cartésienne, mais sous une forme rudimentaire. De Descartes, il tenait aussi une conception mécaniciste de l’astronomie qui lui inspira une lettre sur la comète de 1665, rédigée avec J.D.P. Monnier. De même, son désir de prolongation de l’existence provenait de cette source… Toutefois, ses pratiques de transfusion, elles, s’opposaient frontalement au dualisme cartésien et à la réduction des animaux à des pièces d’horlogerie.

Au contraire, pour Denis, le sang des bêtes renfermait bel et bien un principe moral supérieur qui justifiait pleinement la transfusion. Dans son plaidoyer, Denis invoque la déréliction ontologique de l’Homme, mais aussi la pureté prélapsaire de certains animaux, notamment les agneaux, en référence à l’agneau pascal, mais aussi à la transsubstantiation, source de vie éternelle. Bref, tout ceci n’a résolument rien de cartésien…

Ces représentations chrétiennes se retrouvent chez le premier illustrateur anonyme de l’Affaire des Transfusions : une copie de la lettre de Denis sur la première xéno-transfusion fut publiée en juin 1667 avant d’être réédité à Amsterdam en 1671, puis reprise dans l’Armamentarium chirurgicum (1693) de Johannes Scultetus. Le dessin qui orne la page comporte plusieurs erreurs : l’illustrateur fait figurer un chien comme cobaye et surtout, la position du receveur, bras en croix, évoque fortement le Christ, véritable héros de ce chromo ; le médecin Denis se tient à la droite, sous des traits plutôt inquiétants.

Cette moralisation du sang remonte en fait à la « thériophilie » de la Renaissance, à la tradition de la « Bête Joyeuse » qui informe, entre le seizième et dix-septième siècle, un vaste corpus philosophique, littéraire et scientifique. Vers le mitan du dix-septième siècle, la supériorité morale du règne animal était un lieu commun parmi les classes éduquées : libertins, philosophes naturels, théologiens considéraient les bêtes non pas simplement comme soumises ou proches des hommes, mais comme des êtres exemplaires, moins enclins aux passions destructrices qui caractérisent la Chute.

Jean Denis se montrait plus sceptique quant à la possibilité de transfusion d’homme à homme. Non seulement, en vertu de ses croyances thériophiles, mais aussi afin d’éviter des souffrances inutiles. La question de la « cruauté » apparaît avec une fréquence étonnante dans ses écrits, mais uniquement lorsqu’il expérimente sur des chiens et non pas sur d’autres spécimens, qu’il voit avant tout comme des comestibles.

Il semble que le nombre de pertes animales l’ait dissuadé d’étendre la méthode à l’homme, et cela, malgré le perfectionnement de sa technique — une ponction à l’artère fémorale. En effet, une hémorragie pouvait toujours survenir et mener à la mort du donneur. De son propre aveu, soigner un patient humain aux dépens d’un autre être humain aurait été « une opération de la plus extrême barbarie : allonger la vie de l’un en abrégeant celle de l’autre. » En tout cas, si le sang des bêtes possédait plus de valeur que celle de l’homme, il n’en allait pas de même de leur existence.

L’histoire de la médecine a longtemps cité et condamné Jean Denis : l’échec de son entreprise s’expliquait par l’ignorance de son temps. Et pour cause : il faudrait attendre le dix-neuvième siècle et les progrès de la physiologie pour aguiller les physiologistes sur la piste de l’incompatibilité entre les sangs d’espèces différentes — par ailleurs, ce n’est qu’en 1901 que les groupes sanguins humains furent identifiés. Toutefois, malgré le risque de réactions antigéniques, de récentes recherches en hématologie ont rouvert le dossier de la xéno-transfusion, par exemple : à partir de cellules sanguines de porc.

Près de trois siècles et demi après la première transfusion de l’animal à l’homme, la question de la barrière inter-espèces se pose donc à nouveau avec d’autant plus d’acuité.

Commentaires