Immobile au centre de la roue qui tourne

 

Source : Le Symbolisme des Jeux par Jean-Marie Lhôte, éditions Berg International

René Alleu, évoquant les Rébus et jeux ésotériques au Moyen Âge dans This Review, cite à propos de la toupie une curieuse coutume « La Flagellation de l’Alléluia » : chaque année, les enfants de chœur chassaient à grands coups de fouet des toupies nommées « sabots », hors de la cathédrale de Langres. Si l’on remarque, nous dit René Alleau, que le « sabot » a toujours eu la forme d’un « Tau » ou de la croix du supplice « il était donc le symbole de l’instrument de torture nommé en grec Streblosis, mot venant de Strabelos qui signifie « l’olive sauvage. »

Cette analogie phonétique était justifiée par le fait que Strebolis était à la fois le nom du cylindre autour duquel on attachait le condamné et du rouleau qui servait à presser l’olive. Le sabot Stroboloï évoquait donc le « pressoir mystique » et la torture annoncée au « Jardin des Oliviers. » Les coups de fouet à leur tour répondaient au grec Plage, lequel a le double sens de « coup » et de « plaie. » Ils figuraient ainsi les « plaies » du divin supplicié.

La « Flagellation de l’Alléluia » était une commémoration de la Passion du Christ, en ce sens que les symboles de la souffrance et de la mort étaient chassés de l’Église par des enfants, images de la Vie nouvelle ressuscitée à Pâques et du triomphe de la Lumière sur les ténèbres. » Des enquêtes systématiques mettaient sans doute en évidence d’autres utilisations mystiques de la toupie. N’oublions pas que, d’après la tradition, dans le même ordre d’idée, le Grand Prêtre du Temple de Jérusalem était désigné par tirage au sort à l’aide sans doute d’un toton.

Fait curieux, la toupie n’est plus un jeu très à la mode, du moins dans les pays dits évolués. Sous forme de gyroscope, elle n’en conserve pas moins une importance capitale. Le caractère scientifique du gyroscope ne réussit pas à masquer la fascination qu’il exerce. Cet appareil, inventé par Foucault pour démontrer expérimentalement la rotation de la terre, me semble digne des plus hautes légendes et justifie en quelque sorte le caractère sacré conféré par les hommes à la toupie depuis tant et tant de siècles. Non seulement, cette toupie miniature permet de mettre en évidence la rotation de sa grande sœur, la toupie Terre, mais encore, elle sert maintenant de repère dans notre rotation vertigineuse.

Son mouvement qui maintient vraiment son axe rigoureusement aligné est par un paradoxe merveilleux le garant de son exactitude. Bien avant Foucault le potier traditionnel expérimentait cette vérité sur son tour par ce travail très particulier « que le centre au plus profond de lui-même en même temps qu’il centre son pot, qui fait de lui, s’il ne triche pas, un être axé, par opposition à désaxé, un être enraciné retrouvant naturellement la vérité de sa matière, sa terre ; un être aussi qui connaît la vertu de feu où règne l’esprit. »

J’extrais cette phrase de l’introduction, signée Mathilde Scalbert-Ballaigne et Bernadette Lhôte-Sulmont, au très beau Livre du potier, de Bernard Leach, qu’elles ont fait connaître en France. Il est intéressant de constater que la toupie jointe au tour du potier confronte la terre-forme en mouvement et la terre-matière. Poursuivre le parallèle serait riche d’enseignement, mais nous éloignerait trop du royaume des jeux. Je me contenterai de citer ce fragment d’un chant de potiers hindous qui, bien longtemps, avant le gyroscope, semble y faire allusion : « Oh, mon cœur, ne ressemble pas à la roue, mais sois pareil au centre de la roue qui se tient au repos. Si la roue tourne si activement, c’est parce qu’elle est immobile. »

Commentaires