Source : Le Symbolisme des Jeux par Jean-Marie Lhôte, éditions Berg International
Jeu de piètre valeur intellectuelle, penseront
certains ; ce n’est pas l’avis de Monsieur Briffault, un fervent défenseur
de ce noble jeu, qui en formule une belle apologie dans Palamède, revue
mensuelle des échecs et des autres jeux, en date du 15 mars 1843. En voici
l’exorde :
« Bien peu de gens savent apprécier la place
que le jeu de dominos tient dans la vie parisienne ; elle est immense, et
nous n’hésitons pas à dire que sa popularité est la plus grande des popularités
connues ; il n’est pas d’homme d’État, d’artiste, d’écrivain, d’orateur,
d’académicien, de banquier, de prince, de comédien, de souverain même, qui ne
puisse être jaloux de cette faveur. »
« Une autre opinion refuse toute science à
l’art de jouer aux dominos ; il ne manque pas de bonnes gens qui pensent
que ce n’est là qu’un enfant ou de chien savant, propre tout au plus à charmer
les récréations des écoliers et à faire briller les talents des émules de
Munito [singe savant de l’époque] On croit volontiers qu’il ne s’agit
que de l’assemblage fortuit qui unit les séries de points entre elles, sans que
ces arrangements puissent être conseillés ou dirigés. C’est là une redoutable
erreur. Le jeu des dominos a des profondeurs mathématiques dignes de
méditations les plus doctes ; peu de têtes ont été assez vastes et assez
puissantes pour les sonder toutes ; les plus habiles s’y trompent encore… »
Notre auteur poursuit en évoquant l’origine obscure des
dominos, nés apparemment à la fin du dix-huitième siècle ; il s’insurge
contre « d’insolentes comparaisons qui ont tenté de le rabaisser
jusqu’à la fraternité du jeu de l’oie, cette niaiserie renouvelée des Grecs, et
du Loto, cette loterie de potiers. » Ces remarques ont déjà le mérite
de restituer une curieuse ambiance d’époque mais elles débouchent un peu plus
loin sur un point de vue plus intéressant :
« On serait tenté aussi de reléguer le jeu de
dominos parmi les plaisirs des chefs-lieux d’arrondissements et avec ces joies
qui ne viennent à Paris que pour habiter timidement le Marais, mais il n’en est
pas ainsi : le jeu de dominos n’a pas de prétention aristocratique, mais
il est bourgeois de Paris au premier chef ; il a pignon sur rue, il paie
exactement ses contributions et monte régulièrement sa garde ; il n’est
jamais tombé jusqu’à la valetaille ; il a horreur de l’office ; il ne
hante ni les suisses, ni les cochers, ni les laquais ; la livrée ne le
connaît pas ; on ne l’a vue au corps de garde que sous l’uniforme de la
milice citoyenne. Le jeu de dominos redoute les sommets presque autant qu’il
craint les bas-fonds… »
Nous sommes en 1843, Daumier rôde dans les parages de
ce temps. Avant de se découvrir caricaturée, la bourgeoisie n’a pas honte
d’elle-même et elle est fière d’avoir un jeu bien à elle, méprisé des extrêmes,
de l’aristocratie comme de la valetaille. Il s’agit d’un jeu de calcul se
pratiquant avec des pièces d’un certain poids, d’une belle matière, qui sonnent
haut et clair sur les tables des cafés. Les dominos ne sont pas de simple
papier, leur consistance les rapprocherait plutôt de la monnaie sonnante et
trébuchante.
La règle du jeu est simple : il s’agit d’aligner
bout à bout des objets, comme on additionne des chiffres sur les livres
comptables d’une classe bourgeoise en plein essor. Cinquante ans plus tard,
cette classe qui, pour l’heure, ne connaît guère que les autres opérations
mathématiques et la règle de trois deviendra plus savante, et les difficultés
des dominos ne lui suffisant plus, elle apprendra le whist puis le
bridge ; les dominos disparaîtront peu à peu des cafés et des lieux
publics, pour se réfugier dans l’arsenal des jeux de l’enfance. En attendant,
il s’agit d’un jeu sur lequel ne plane aucune ombre.
« Quant aux délicatesses de la parties, elles
sont infinies. Tantôt, elles se déploient timides, incertaines, tremblantes
dans le tête à tête si bizarre dans se caprices : combat singulier,
brillant et audacieux dans ses entreprises, lorsqu’il risque une ardoise ou
brusque une fermeture… »
« Nous nous tairons sur la pêche et sur mille combinaisons qui mettent en relief les plus hautes facultés du calcul ; nous ne dirons rien des admirables plans qui savent suivre un dé à travers la foule et la cohue de ses vingt-sept compagnons ; ce sont des jouissances intimes réservées aux élus et que savourent quelques organisations d’élite, mais qui pourrait changer les merveilles de la partie à quatre ? C’est là que le jeu de dominos se montre radieux et dans toute sa splendeur, mais aussi quelles qualités, il exige de ceux auxquels il prodigue ses caresses et que son affection distingue de la multitude. »
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