Dix de guerre

 

Source : Les Fables peintes du corps abîmé, les images de l’infirmité du seizième au vingtième siècle par Henri-Jacques Stiker, éditions du Cerf, collection Histoire, recommandé par Neûre aguèce, no copyright infringement intended.

Tout est tricherie, trompe-l’œil, faux dans ce monde prothétique, postiche, reconstruit. La décoration que porte le joueur en violet sonne elle-même faux, ajoutant au mensonge. Ces invalides de guerre, mal réparées, portent les stigmates de l’illusion. Illusion qu’illustre la femme nue dessinée sur la peau artificielle recousue sur la tête du donneur. Ce pantin a sur la tête, dans la tête, une scène de vie, un fantasme sexuel alors qu’il n’est plus qu’un homme-tronc. C’est bien la seule chose naturelle de ce tableau, mais elle est plaquée.

Otto Dix dit tout cela directement, car, sur la prothèse maxillaire du joueur, il a marqué : « Prothèse de Marque Dix. » Tout cela est ma fabrication, c’est ma vision des choses, semble dire le peintre, qui pourrait ajouter : Lisez ce que j’écris et déchiffrez ce que je peins, la réalité est celle que je vois. Autrement dit, Otto Dix nous avertit qu’au-delà des horreurs bien réelles, il crée une fiction, qu’au-delà du contenu visible, il nous donne sa vision des invalides.

Qu’en est-il ? Il y a déjà tout l’artifice présenté que nous venons de décrire. Mais il y a plus. La guerre a fabriqué des hommes cartes, voués à jouer et à tricher, car c’est leur seul statut et leur seule possibilité : la falsification. Par ailleurs, ces personnages sont des « incommunicants » si l’on ose dire. La grotesque prothèse auditive, sans doute inutile, les visages morts, et tous les aspects que nous avons déjà relevés  les placent dans un autre monde que celui des vivants et du social. Ils sont des machines absurdes. Pourquoi absurdes ? Ab surdus, sans son, sourd, discordant, désaccordé, sans communication : ils n’ont plus leur sens et ils n’ont plus de sens.

L’infirmité, qui touche quelque peu à une forme de monstruosité, êtres incomplets ou numériquement diminués, est le support d’une vision qui ne trouve plus de valeur au spectacle qui s’offre. On tourne dans un monde de signifiants dont la seule sémantique est l’absurde. Insignifiance du monde et de la société aux yeux de Dix. L’infirmité est ici le symbole du dévitalisé, du « désanimé. » Elle s’invalide, pour faire encore un jeu de mots. Les infirmes ne sont ni validés, ni validant, ils sont sans prix, dévalorisés, sans qualités, comme l’homme de Musil.

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