Transmis par Academia.edu. Des monstres et des hommes : Alexeï Balabanov, critique de la dégénérescence post-soviétique, par Frederick H. White, Studies in Russian and Soviet Cinema, volume 2, numéro 3, (2008), adaptation de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended.
On peut considérer Des
monstres et des hommes (Pro ourodov i liudei, 1998), le sixième film
d’Alexeï Balabanov comme un mélodrame rétro situé à la fin du dix-neuvième
siècle ; un examen approfondi nous révèle qu'il s'agit plutôt d'un commentaire postmoderne
sur la société postsoviétique. Après l’échec du communisme, une utopie qui dura
près de soixante-dix ans, la Russie se trouva en proie à une douloureuse transition
vers le modèle démocratique occidental et sombra dans l’anomie et la violence.
Dans les années 90,
la criminalité avait pénétré toutes les sphères de la société et les Russes
éprouvaient une vive nostalgie pour l’époque impériale où l’orthodoxie et
l’autocratie faisaient barrage au capitalisme. En réaction à cette
idéalisation, Balabanov dépeint une Russie fin-de-siècle [dans des teintes
sépia, avec des cartons entre les scènes mais] sans aucun romantisme, pleine de
perversions et de pornographie, suggérant ainsi que les troubles de la Russie
contemporaine trouvent leur origine dans une pathologie nationale plus
profonde.
La plupart des
critiques occidentaux ignorèrent le « bricolage culturel » de
Balabanov et réservèrent meilleur accueil à ses autres films ; Brat
(1997), Brat 2 (2000) ; Voina (2002) D’autres ignorent les
propres indications du réalisateur et réduisent Des monstres et des hommes
à une espèce de David Lynch russe. Néanmoins, la critique sociale de Balabanov
repose sur une intrication de motifs et de sous-textes qui permettent de mieux
comprendre la Russie de la décennie 90.
Personnages et
intrigue.
Des monstres et des
hommes se déroule à
Saint-Pétersbourg, à la fin du dix-neuvième siècle, et retrace le déclassement
de deux familles. L’ingénieur Radlov, un veuf, élève seul sa fille Liza tout en
entretenant une relation avec sa servante Grounia. Liza projette de partir en
Occident, ce que son père lui avait promis depuis la mort de sa mère : en
effet, l’Ouest représente une meilleure vie, symbolisée par les panaches de
fumée des trains qui passent de l’autre côté de la fenêtre. Le frère de
Grounia, Johann, lui, revient de l’Ouest et il débauche des jeunes ouvrières
qu’il photographie dans des poses sadomasochistes, principalement des fessées,
avant de vendre ses clichés dans toutes les couches de la société
pétersbourgeoise, y compris à Liza elle-même. Le jeune Putilov travaille pour
Johann comme photographe et finalement, comme cinéaste ; le père de Liza
croit à l’avenir du cinéma, Putilov lui plaît et il le présente à sa fille.
Hélas, Radlov est
victime d’une crise cardiaque alors que Johann demande sa fille en mariage et
cette dernière précipite la mort de son père lorsqu’elle lui montre le cliché
pornographique qu’elle conservait à l’abri dans sa garde-robe. Radlov a
toutefois le temps de déshériter sa fille au profit de Grounia, laquelle
abandonne Liza à son sort : Johann la viole et l’enrôle dans son business
de ciné-porno. Putilov avait promis à Lisa qu’il empêcherait Johann de parvenir
à ses fins, mais, incapable de protéger sa vertu, il finit tout de même par la
filmer.
L’autre famille du
film est celle du Docteur Stasov, le cardiologue de Radlov. Stasov est le père
adoptif de frères siamois et vit avec une aveugle pour laquelle il n’éprouve
aucune affection. Parallèlement à la déchéance de Liza, l’assistant de Johann,
Viktor Ivanovitch séduit l’épouse du Docteur Stasov afin de se rapprocher des
frères siamois, Kolla et Tolla, qu’il parvient à enrôler dans ses films pornographiques,
puis dans un spectacle de monstres à l’attention de la société bourgeoise de
Pétersbourg. Les siamois sont forcés à boire de l’alcool et sombrent dans
l’addiction. Comme si cela ne suffisait pas, la femme du Docteur Stasov se fait
fesser devant toute la clientèle après que Johann a tué son mari.
Liza vit alors avec
les frères siamois et tous sont réduits à une attraction pour le divertissement
de classes supérieures aux goûts dévoyés. Mais la jeune fille rêve toujours d’évasion
à l’Ouest tandis que les frères siamois préparent une fuite vers l’Orient, à la
recherche de leur véritable père. Un soir qu’ils attendent le train qui les
emmènera loin de leur désespérante situation, Kolia profite de l’étourdissement
de Tolla, complètement ivre, pour forcer Liza à se donner à lui.
Dans le film de
Balabanov, il n’y a jamais d’amour à proprement parler, mais des rapports de
forces confus où se mêlent sexualité et désir de fuite. Kolia tue Viktor
Ivanovitch alors que Johann souffre d’une crise d’épilepsie, ce qui leur permet
de décamper. Malheureusement, ce mode de vie désastreux a complètement corrompu
Liza et les frères siamois qui sont incapables de reprendre une vie normale.
Tollia meurt d’intoxication alcoolique et Liza tombe sous l’emprise
sadomasochiste d’un homme, dans une ville qui évoque le Quartier rouge
d’Amsterdam — en fait, il s’agit du seul type de relations qu’elle connaît.
Après avoir perdu
Liza, Johann se jette dans l’eau glacée dont le courant l’emporte vers la mer
et une mort certaine. Seul Putilov échappe à la catastrophe : il reste en
Russie où il deviendra un cinéaste à succès.
Postmodernisme
russe.
Le film de Balabanov
grouille d’une foule monstrueuse ; à coup sûr, la Russie d’avant 1917 était
mûre pour l’apocalypse révolutionnaire et pourtant, cette explication paraît
simpliste. Dans l’outrance de Balabanov entre une dose de pastiche, ou de
parodie, caractéristique du postmodernisme, et le cadre particulier du passé russe
s’élargit à la crise de la modernité et à notre actualité. Selon Petre Petrov,
à partir du Dégel consécutif à la mort de Staline, le temps et l’espace au
cinéma s’inversèrent pour produire des effets d’anachronismes ou de
synchronicité où des époques différentes fusionnaient sur un axe vertical,
celui des valeurs éthiques.
En l’occurrence,
c’est un peu comme si l’effondrement du système soviétique avait replié le
passé proche de Balabanov sur l’époque d’avant la Révolution. La nostalgie est
le plus souvent un prétexte à une critique du présent. Ainsi, au contraire
d’autres films qui valorisent la période tsariste, comme Le Barbier de
Sibérie (1998) par Nikita Mikhalkov, ou L’Arche russe (2002)
d’Alexandre Sokourov, l’œuvre de Balabanov s’avère plus critique et il faudrait
peut-être en revenir au mythe pétersbourgeois chez Dostoïevski, ainsi qu’aux
théories de la dégénérescence fin-de-siècle pour mieux percevoir les enjeux de
la Russie d’avant 1917/1990.
Mikhaïl Epstein
définit le postmodernisme russe comme « référentiel plutôt que
spontané, en quête de simulation plus que de vérité, plus préoccupé par le
mouvement des signifiants et par la production de différence que par le reflet
de la réalité et par le principe de contradiction : post-individuel,
post-tragique, post-utopique, fasciné par sa propre secondarité. » On
retrouve là les éléments du film de Balabanov : un patchwork de motifs de
l’histoire russe qui vise à reproduire une fin-de-siècle en trompe-l’œil et qui
n’est, somme toute, qu’une anamorphose du présent, sans toutefois chercher à
proposer une solution ou un espoir d’avenir : en tout cas, pour Balabanov,
le soleil ne se lève pas à l’Ouest et il laisse ses spectateurs se débrouiller
avec leurs problèmes.
Anna Lawton (2004),
au contraire, considère ce film comme une rupture par rapport aux thrillers
plus conventionnels de la filmographie de l’auteur et comme une expérience
formelle d’où « la critique sociale serait délibérément
absente. » Lars Kristensen (2004), lui, rappelle que les protagonistes de
Balabanov pénètrent dans un espace hostile qu’ils doivent apprendre à négocier
et sans doute, faut-il y voir, en dépit des variations de registres dans la
filmographie de l’auteur, du populaire à l’expérimental, un monde
autoréférentiel.
Le Mythe de
Pétersbourg.
Des monstres et des
hommes fait donc partie
de la veine « intellectualiste » et pétersbourgeoise de Balabanov. En
1703, Pierre le Grand entreprit d’assécher les marais de l’embouchure de la
Neva pour célébrer sa victoire sur la flotte suédoise ; en dépit du nombre
de serfs et d’ouvriers sacrifiés, et malgré le coût de ce projet pharaonique,
la nouvelle capitale, « fenêtre sur l’Europe », fut édifiée en 1712.
Pierre contraignit l’aristocratie à quitter ses quartiers de Moscou pour venir
s’y établir, au risque de déchoir de ses titres et propriétés.
Pétersbourg était
la Rome septentrionale et Pierre le Grand passait pour une espèce de Neptune ou
de tyran éclairé. Pétersbourg avait donc, dès le départ, un versant nocturne,
mis en évidence par le poème de Pouchkine, Le Cavalier de bronze (1833)
Les menaces constantes d’inondation procuraient à ses habitants une impression
de monde flottant, de ville maudite qui devait incessamment expier ses péchés.
Géographiquement excentrée, Pétersbourg se situait au rebord de l’Empire russe,
exposée à un dehors perçu comme une menace. D’autre part, la rectitude de ses
canaux, son abstraction géométrique et pierreuse, l’opposait à la circularité
ligneuse de Moscou, au cœur de la Russie.
Le mythe trouva ses
prolongements chez Gogol qui dépeignait une ville en apparence civilisée, mais
hantée par des démons et des illusions. Dostoïevski fut le premier à dépeindre
les tensions socio-économiques et les différentes classes urbaines. Dans Crime
et châtiment (1866) se dresse une Babylone grouillante de criminels, de
voleurs, de prostituées, de parvenus et ce décor vaut à la fois comme contexte
historique et métaphore : les sombres venelles, les escaliers et les
mansardes manifestent extérieurement le psychisme détraqué de Raskolnikov.
Dans les Démons
(1872), le prince Stavroguine bat sa femme, une boiteuse débile, Maria
Lebiadkine et dans un chapitre à l’origine censuré, mais que Balabanov ne
pouvait pas ne pas connaître, le chef des démons décrit comment il observe une
petite fille subir le supplice des verges pour un vol qu’elle n’a pas commis.
Stavroguine s’accuse de son suicide, tout en reconnaissant ses penchants
sexuels sordides. Dans l’œuvre dostoïevskienne, Pétersbourg est donc une ville
vivante qui affecte l’âme au point de la faire s’interroger sur le bien et le
mal, du juste et de l’injuste, de la sainteté et du blasphème.
Cet espace hanté
est celui des films de Balabanov, mais, pour citer Yana Hashamova (2003),
« au contraire de Dostoïevski, il se préoccupe moins de la foi et
de la rédemption que des côtés obscurs et irrationnels de la nature humaine. »
Dégénérescence.
Au-delà du mythe
pétersbourgeois, les simulacres de Balabanov reflètent le discours
pseudo-scientifique des dernières décennies du dix-neuvième siècle, alors que
la Russie connaissait sa phase « décadentiste. »
En 1881,
l’assassinat d’Alexandre II amorça un changement dans les mentalités des
classes populaires : après le régicide, la presse se mit à comparer la
sédition à une maladie qui infectait la société, comme dans les chroniques de
Vladimir Mikhnevitch qui publiait à l’époque des feuilletons moralistes Les
Fléaux de Pétersbourg. La pathologie, la contamination, la société conçue
comme un organisme malade, allaient constituer de puissants topoï
littéraires chez Valéry Brioussov, Fiodor Sologoub ou Konstantin Balmont, le
tout sur fond d’apocalypse.
Dans les années
1830, le médecin britannique James Cowles Prichard formula le concept de « folie
morale induite par un dérangement cérébral » ; à partir de la seconde
moitié du dix-neuvième siècle, les cliniciens russes recoururent abondamment à
cette théorie non seulement pour qualifier des troubles psychiatriques mais
aussi des mœurs jugées déviantes. Le psychiatre français Bénédict Augustin
Morel (1809-1973) développa la notion de dégénérescence mentale ; le thème
n’était pas neuf, mais Morel sut l’imposer parmi la communauté
scientifique : selon son diagnostic, certains éléments « involuaient »,
s’affaiblissaient génétiquement à chaque génération et produisaient
neurasthénie, hystérie, alcoolisme, opiomanie, prostitution, comportements
criminels, avant de péricliter jusqu’aux derniers stades de l’idiotie.
En Europe, la
dégénérescence s’accompagnait de perversions sexuelles (Richard von
Kraft-Ebing), de génie atypique (Paul Möbius) ou de criminalité (Cesare
Lombroso) Aux États-Unis, George Beard popularisa le diagnostic de neurasthénie
induite par l’extrême civilisation, mais ce serait Max Nordau qui allait
étendre le concept au-delà du seul domaine psychiatrique pour voir dans la
dégénérescence un symptôme d’époque.
En Russie, cette
thématique moralisante rencontra un franc succès parmi les psychiatres :
Isaac Orshansky publia des articles inspirés de Lombroso comme L’Influence
pathologique de l’hérédité (1894) ; Nikolaï Bazhenov étudiait les
crânes et les bustes des criminels célèbres avant d’être nommé directeur de
l’Institut Psychiatrique Preobrazhensky à Moscou en 1904 ; Pavel
Kovalevsky menait des études psychologiques et anatomiques sur les célébrités,
en particulier sur les effets de la syphilis sur le système nerveux central.
En Russie
également, la théorie de la dégénérescence rendait compte d’une évolution
ressentie comme une catastrophe ; l’industrialisation rapide et
l’émancipation des serfs se traduisaient par des bouleversements
socioéconomiques, en particulier dans les zones urbaines où la population se
trouvait concentrée, abandonnée à l’épuisement et aux maladies.
D’autre part, la
croyance au retard russe, à l’évolution à contre-sens de la Russie, était
devenue une obsession que venaient confirmer ces théories : en 1887, dans
son discours au Congrès inaugural de psychiatrie, Ivan Sikorsky soulignait la
contradiction entre une société technologiquement avancée, dotée de machines à
vapeur et de télégraphes et d’un déclin moral, physique et mental. Le nombre de
suicides, de troubles comportementaux et de maladies des nerfs représentait le
coût de cette transition ; ce pessimisme prévalait dans les couches
éduquées de la société russe.
Théorie et
pratique.
Revenons à Des
monstres et des hommes.
Chez Balabanov,
Saint-Pétersbourg est un endroit maléfique, construit sur les ossements de
milliers de victimes, où la rigueur architecturale s’accompagne d’une morbidité
étouffante : crime, prostitution, dépravation. Sans doute cette
concentration de l’espace explique-t-elle une autre facette du mythe
pétersbourgeois : la transcendance du temps, ou plutôt : la
concaténation des époques. Dans le roman de Biély, le Cavalier de bronze
descend de sa statue et galope à travers la nuit où s’affairent les
terroristes, tout comme les thèmes dostoïevskiens hantent les tavernes et
bordels des poèmes d’Alexander Blok. Balabanov recourt à des procédés semblables
lorsqu’il décrit le Pétersbourg de l’Âge d’argent.
Ce temps de la fin
est celui d’un « progrès terminal » : les scènes de voyages en
train rappellent les théories de Beard sur la « neurasthénie
ferroviaire. » Finalement, c’est de leur plein gré que Liza et les frères
siamois reviennent aux freak-shows parce qu’ils sont les représentants d’un
monde exténué, parce qu’ils sont eux-mêmes contaminés par cette langueur
finiséculaire ; ils ont beau rouler vers l’Ouest, ils n’y trouvent aucun salut.
L’Occident est fauteur, non pas sauveur… Quant à l’Orient, il n’a plus rien à
leur proposer. C’était déjà le constat de Dostoïevski à la fin des Frères Karamazov.
Lorsque Johann, atteint d’épilepsie, revient du « cimetière des
illusions », il viole des femmes. Avant de se suicider, il regarde un film
pornographique — Châtiment pour un crime — où Liza apparaît.
Pétersbourg
néant-express : dans le film, les locomotives contrastent avec la ville
déserte, traversée par des voyageurs vêtus de noir, tel un cortège funèbre.
Pétersbourg c’est Saccara, la cité des morts. En effet, selon une légende,
Evdokia, la première femme de Pierre aurait maudit la ville, lui prédisant une
désolation finale. Dans le roman de Biély (1916), Pétersbourg se vide, se
dissipe en brouillard, en mirage : la capitale est incapable d’assurer la
cohésion d’une Russie en proie au radicalisme politique ou aux fantômes
mongols.
Ville morte, ville
des morts, ville monstre, ville freaks, comme ceux qu’expose la Kunstkammer où
l’on trouve des spécimens de frères siamois, à la fois phénomènes tératologique
et objets d’étude, une dualité au cœur du discours de Balabanov : « Le
monstre n’est pas nécessairement celui qu’on croit. Ceux qui paraissent humains,
comme Johann, sont en fait les plus grotesques alors que les freaks, comme
Kolia et Tolia, sont les personnes les plus humaines. » Et d’ailleurs,
si les spécimens de la Kunstkamera sont considérés comme monstrueux, qu’en
est-il du voyeurisme de ceux qui viennent les contempler ?
En 2004, Oleg
Kovalov décrivait Des monstres et des hommes comme le volet central d’un
triptyque, entre Brat 1 et Brat 2, ce qui paraît assez
étrange : le héros de Brat, le tueur à gages Danila, n’a guère en
commun avec le pornographe Johann, mais Kovalov leur trouve une tonalité
commune : « l’incapacité de la civilisation à se défendre contre
une invasion barbare. » Ce qui nous ramène à un topos de la
dégénérescence : la chute de Rome, moins par manque de résistance que par
autodestruction, par abandon de soi.
Russie
postsoviétique.
« Le cinéma
reflète la vie, mais il ne la change pas… C’est plutôt une espèce de miroir,
qui réfléchit ce qui se passe aujourd’hui, dans notre pays » déclarait
Balabanov à Nelli Protorskaïa, en 2002.
En 1991,
l’inflation en Russie atteignait les 250 % par mois et le troc était parfois la
seule méthode de paiement acceptée. Les magasins étaient vides, comme lors de
la famine après la Seconde Guerre mondiale et l’espérance de vie pour les
hommes avait chuté à 57 ans et le taux de fertilité ne compensait pas ces
pertes. L’alcoolisme faisait des ravages, ainsi que les maladies infectieuses.
Les hôpitaux et les écoles de l’ère soviétique tombaient en ruine, les prisons
libéraient les criminels dont beaucoup étaient porteurs du sida. Bref, pour la
plupart des Russes, les années 90 représentent la fin de la civilisation et une
régression à un stade de survie quasi animale où le plus fort l’emportait, à la
fois sur le plan spirituel et physique — l’ancien Empire se rétrécissait comme
une peau de chagrin.
En 1993, Boris
Eltsine dissout illégalement le parlement ; en réaction, les
parlementaires se barricadèrent dans leurs bureaux. Eltsine, en forçant
l’entrée du bâtiment, et en évacuant manu militari ses occupants, poussa le
pays au bord de la guerre civile. Un an plus tard, commençait la campagne de
Tchétchénie, pour empêcher cette république de faire sécession. La durée de cette
guerre témoigne de la perte d’influence d’une ancienne grande puissance :
lors des élections présidentielles de 1996, Eltsine fut élu comme le moindre
mal. Finalement, en 1998, la Russie se retrouva dans une crise financière
majeure : le rouble s’effondrait et provoquait une nouvelle hyperinflation,
et un retour à la période la plus sombre de la Russie postsoviétique.
Les parallèles sont
nombreux entre la Russie postsoviétique et la Russie fin-de-siècle. Dans les
années 1990, la « common decency » soviétique disparut sans
transition au profit du marché noir, de la drogue, de la prostitution, seuls
débouchés pour une population frappée de plein fouet par une pénurie
généralisée. Des auteurs comme Edouard Limonov, Vladimir Sorokine ou Benedict
Erofeev illustrent cette crudité de la vie. La prolifération de la pornographie
attaquait le présupposé fondamental selon lequel la pureté de l’État provenait
de la somme collective des âmes des citoyens. Paul W. Goldschmit, auteur d’un essai
sur la Législation sur la pornographie en Russie (1995) constate
néanmoins la volatilité et l’arbitraire du terme « pornographie », y
compris sous le système soviétique.
Là aussi, il existe
un parallèle avec la littérature de l’Âge d’argent. Au cours des années 90, des
auteurs, parfois oubliés, souvent réprimés, commençaient à refaire surface ou à
être lus pour la première fois, et cela dans le même temps où une nouvelle
génération d’écrivains apparaissait, ce qui contribuait encore une fois à télescoper
les époques. Toutefois, cet effet de brouillage temporel avait des antécédents
soviétiques : en 1980, Mikhalkov réalisait « Quelques jours dans
la vie d’Oblombov », une adaptation du roman de Gontcharov (1859), en
pleine stagnation soviétique ; de même, en 1996, Sergueï Bodrov réalisait Le
Prisonnier du Caucase, relecture de La Captive du Caucase (1872) de
Léon Tolstoï, pendant la guerre de Tchétchénie.
Selon Mark
Lipovetski (2004), à partir des années 90, le postmodernisme était la forme
esthétique dominante en Russie : Viktor Pelevine, Boris Akounine ou les
films de Balabanov en sont des exemples. La Reine de l’hiver (Azazel),
le roman d’Akounine est sorti la même année que Des monstres et des hommes ;
tous deux éreintent les clichés romantiques d’avant Octobre 17 mais visent en
réalité leur situation contemporaine, marquée par un profond désarroi et un
sentiment d’impuissance. Aux deux époques, la masculinité et le virilisme
soviétique subissaient une violente redéfinition : criminalité et
masculinité devenaient quasi-synonymes, ce qui en laissait beaucoup sur le
côté.
Le chaos social
poussait également les femmes au premier plan. Du moins, elles assumaient le
rôle dominant au sein du ménage, où elles devaient à la fois s’occuper de leur
famille et panser la virilité blessée de leur conjoint. Dans Des monstres et
des hommes, les personnages féminins sont les plus exposés aux tentations
de l’Occident et leur départ est l’équivalent d’une castration par le capital.
Criminalité, impuissance masculine, matriarcat… autant d’éléments que l’on
retrouve à la fois dans la Russie fin-de-siècle et dans le
post-soviétisme : un monde inversé où les médecins et les professeurs
gagnent moins que les gardes du corps, où les domestiques sont devenus les
maîtres et où la police est assurée par des mafieux ou par des psychopathes
[L’auteur se livre à une comparaison bancale entre Raspoutine et un parrain de
la pègre russe.]
Si Dieu n’existe
pas tout est permis. Dostoïevski semble avoir lointainement inspiré Gruz 200
(2007) dans lequel Balabanov recourt à un drame qui a horrifié la Russie :
son thriller décrit les méfaits d’un policier qui kidnappe, viole et assassine
ses victimes. Dans une interview, le journaliste Léonid Parfenov faisait
remarquer à Balabanov que ses derniers métrages mettaient en scène « les
monstres plutôt que les hommes », ce à quoi l’intéressé répondit assez
étrangement en prenant la défense de son méchant : « Mes
personnages sont soit des monstres humains ou des humains devenus monstres,
déclassés. Le policier psychopathe de mon film inflige des supplices
infernaux à la fille, mais c’est sa manière à lui de l’aimer, c’est sa passion.
Il l’appelle ma petite femme. Voilà l’homme. Voilà l’époque. »
Conclusion.
« Balabanov,
écrit Tony Anemone en 2007, cherche à transformer un fait divers horrible en
portrait symbolique d’une société et d’une civilisation ; peut-être
suggère-t-il une porte de sortie, hors de cette impasse… Ses emprunts et ses
références composent une forme de témoignage personnel, son ambition et son
désir de participer à une redéfinition de l’identité postsoviétique, un peu à
la manière de Dostoïevski, au siècle dernier. »
Si on peut définir
le modernisme comme la capture du moment essentiel de transformation d’une
société, lorsqu’elle s’oriente en fonction du « progrès », flèche tendue
vers l’avenir sécularisé, alors, le postmodernisme serait la tentative inverse,
celle d’une ressaisie du passé pour subvertir le présent, ou plutôt pour en réévaluer
les conditions socioéconomiques.
Des hommes et des monstres s’inscrit incontestablement dans une telle perspective : ce que Balabanov suggère dans ce film, ce qu’il répétera d’une manière plus brutale dans Gruz 200, est qu’une sexualité déviante ou pathologique résulte en dernière analyse d’un malaise sociétal généralisé, en l’occurrence la crise économique traversée par la Russie postsoviétique.
Commentaires
Enregistrer un commentaire