Destroïka

 

Transmis par Academia.edu. Des monstres et des hommes : Alexeï Balabanov, critique de la dégénérescence post-soviétique, par Frederick H. White, Studies in Russian and Soviet Cinema, volume 2, numéro 3, (2008), adaptation de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended.

On peut considérer Des monstres et des hommes (Pro ourodov i liudei, 1998), le sixième film d’Alexeï Balabanov comme un mélodrame rétro situé à la fin du dix-neuvième siècle ; un examen approfondi nous révèle qu'il s'agit plutôt d'un commentaire postmoderne sur la société postsoviétique. Après l’échec du communisme, une utopie qui dura près de soixante-dix ans, la Russie se trouva en proie à une douloureuse transition vers le modèle démocratique occidental et sombra dans l’anomie et la violence.

Dans les années 90, la criminalité avait pénétré toutes les sphères de la société et les Russes éprouvaient une vive nostalgie pour l’époque impériale où l’orthodoxie et l’autocratie faisaient barrage au capitalisme. En réaction à cette idéalisation, Balabanov dépeint une Russie fin-de-siècle [dans des teintes sépia, avec des cartons entre les scènes mais] sans aucun romantisme, pleine de perversions et de pornographie, suggérant ainsi que les troubles de la Russie contemporaine trouvent leur origine dans une pathologie nationale plus profonde.

La plupart des critiques occidentaux ignorèrent le « bricolage culturel » de Balabanov et réservèrent meilleur accueil à ses autres films ; Brat (1997), Brat 2 (2000) ; Voina (2002) D’autres ignorent les propres indications du réalisateur et réduisent Des monstres et des hommes à une espèce de David Lynch russe. Néanmoins, la critique sociale de Balabanov repose sur une intrication de motifs et de sous-textes qui permettent de mieux comprendre la Russie de la décennie 90.

Personnages et intrigue.

Des monstres et des hommes se déroule à Saint-Pétersbourg, à la fin du dix-neuvième siècle, et retrace le déclassement de deux familles. L’ingénieur Radlov, un veuf, élève seul sa fille Liza tout en entretenant une relation avec sa servante Grounia. Liza projette de partir en Occident, ce que son père lui avait promis depuis la mort de sa mère : en effet, l’Ouest représente une meilleure vie, symbolisée par les panaches de fumée des trains qui passent de l’autre côté de la fenêtre. Le frère de Grounia, Johann, lui, revient de l’Ouest et il débauche des jeunes ouvrières qu’il photographie dans des poses sadomasochistes, principalement des fessées, avant de vendre ses clichés dans toutes les couches de la société pétersbourgeoise, y compris à Liza elle-même. Le jeune Putilov travaille pour Johann comme photographe et finalement, comme cinéaste ; le père de Liza croit à l’avenir du cinéma, Putilov lui plaît et il le présente à sa fille.

Hélas, Radlov est victime d’une crise cardiaque alors que Johann demande sa fille en mariage et cette dernière précipite la mort de son père lorsqu’elle lui montre le cliché pornographique qu’elle conservait à l’abri dans sa garde-robe. Radlov a toutefois le temps de déshériter sa fille au profit de Grounia, laquelle abandonne Liza à son sort : Johann la viole et l’enrôle dans son business de ciné-porno. Putilov avait promis à Lisa qu’il empêcherait Johann de parvenir à ses fins, mais, incapable de protéger sa vertu, il finit tout de même par la filmer.

L’autre famille du film est celle du Docteur Stasov, le cardiologue de Radlov. Stasov est le père adoptif de frères siamois et vit avec une aveugle pour laquelle il n’éprouve aucune affection. Parallèlement à la déchéance de Liza, l’assistant de Johann, Viktor Ivanovitch séduit l’épouse du Docteur Stasov afin de se rapprocher des frères siamois, Kolla et Tolla, qu’il parvient à enrôler dans ses films pornographiques, puis dans un spectacle de monstres à l’attention de la société bourgeoise de Pétersbourg. Les siamois sont forcés à boire de l’alcool et sombrent dans l’addiction. Comme si cela ne suffisait pas, la femme du Docteur Stasov se fait fesser devant toute la clientèle après que Johann a tué son mari.

Liza vit alors avec les frères siamois et tous sont réduits à une attraction pour le divertissement de classes supérieures aux goûts dévoyés. Mais la jeune fille rêve toujours d’évasion à l’Ouest tandis que les frères siamois préparent une fuite vers l’Orient, à la recherche de leur véritable père. Un soir qu’ils attendent le train qui les emmènera loin de leur désespérante situation, Kolia profite de l’étourdissement de Tolla, complètement ivre, pour forcer Liza à se donner à lui.

Dans le film de Balabanov, il n’y a jamais d’amour à proprement parler, mais des rapports de forces confus où se mêlent sexualité et désir de fuite. Kolia tue Viktor Ivanovitch alors que Johann souffre d’une crise d’épilepsie, ce qui leur permet de décamper. Malheureusement, ce mode de vie désastreux a complètement corrompu Liza et les frères siamois qui sont incapables de reprendre une vie normale. Tollia meurt d’intoxication alcoolique et Liza tombe sous l’emprise sadomasochiste d’un homme, dans une ville qui évoque le Quartier rouge d’Amsterdam — en fait, il s’agit du seul type de relations qu’elle connaît.

Après avoir perdu Liza, Johann se jette dans l’eau glacée dont le courant l’emporte vers la mer et une mort certaine. Seul Putilov échappe à la catastrophe : il reste en Russie où il deviendra un cinéaste à succès.

Postmodernisme russe.

Le film de Balabanov grouille d’une foule monstrueuse ; à coup sûr, la Russie d’avant 1917 était mûre pour l’apocalypse révolutionnaire et pourtant, cette explication paraît simpliste. Dans l’outrance de Balabanov entre une dose de pastiche, ou de parodie, caractéristique du postmodernisme, et le cadre particulier du passé russe s’élargit à la crise de la modernité et à notre actualité. Selon Petre Petrov, à partir du Dégel consécutif à la mort de Staline, le temps et l’espace au cinéma s’inversèrent pour produire des effets d’anachronismes ou de synchronicité où des époques différentes fusionnaient sur un axe vertical, celui des valeurs éthiques.

En l’occurrence, c’est un peu comme si l’effondrement du système soviétique avait replié le passé proche de Balabanov sur l’époque d’avant la Révolution. La nostalgie est le plus souvent un prétexte à une critique du présent. Ainsi, au contraire d’autres films qui valorisent la période tsariste, comme Le Barbier de Sibérie (1998) par Nikita Mikhalkov, ou L’Arche russe (2002) d’Alexandre Sokourov, l’œuvre de Balabanov s’avère plus critique et il faudrait peut-être en revenir au mythe pétersbourgeois chez Dostoïevski, ainsi qu’aux théories de la dégénérescence fin-de-siècle pour mieux percevoir les enjeux de la Russie d’avant 1917/1990.

Mikhaïl Epstein définit le postmodernisme russe comme « référentiel plutôt que spontané, en quête de simulation plus que de vérité, plus préoccupé par le mouvement des signifiants et par la production de différence que par le reflet de la réalité et par le principe de contradiction : post-individuel, post-tragique, post-utopique, fasciné par sa propre secondarité. » On retrouve là les éléments du film de Balabanov : un patchwork de motifs de l’histoire russe qui vise à reproduire une fin-de-siècle en trompe-l’œil et qui n’est, somme toute, qu’une anamorphose du présent, sans toutefois chercher à proposer une solution ou un espoir d’avenir : en tout cas, pour Balabanov, le soleil ne se lève pas à l’Ouest et il laisse ses spectateurs se débrouiller avec leurs problèmes.

Anna Lawton (2004), au contraire, considère ce film comme une rupture par rapport aux thrillers plus conventionnels de la filmographie de l’auteur et comme une expérience formelle d’où « la critique sociale serait délibérément absente. » Lars Kristensen (2004), lui, rappelle que les protagonistes de Balabanov pénètrent dans un espace hostile qu’ils doivent apprendre à négocier et sans doute, faut-il y voir, en dépit des variations de registres dans la filmographie de l’auteur, du populaire à l’expérimental, un monde autoréférentiel.

Le Mythe de Pétersbourg.

Des monstres et des hommes fait donc partie de la veine « intellectualiste » et pétersbourgeoise de Balabanov. En 1703, Pierre le Grand entreprit d’assécher les marais de l’embouchure de la Neva pour célébrer sa victoire sur la flotte suédoise ; en dépit du nombre de serfs et d’ouvriers sacrifiés, et malgré le coût de ce projet pharaonique, la nouvelle capitale, « fenêtre sur l’Europe », fut édifiée en 1712. Pierre contraignit l’aristocratie à quitter ses quartiers de Moscou pour venir s’y établir, au risque de déchoir de ses titres et propriétés.

Pétersbourg était la Rome septentrionale et Pierre le Grand passait pour une espèce de Neptune ou de tyran éclairé. Pétersbourg avait donc, dès le départ, un versant nocturne, mis en évidence par le poème de Pouchkine, Le Cavalier de bronze (1833) Les menaces constantes d’inondation procuraient à ses habitants une impression de monde flottant, de ville maudite qui devait incessamment expier ses péchés. Géographiquement excentrée, Pétersbourg se situait au rebord de l’Empire russe, exposée à un dehors perçu comme une menace. D’autre part, la rectitude de ses canaux, son abstraction géométrique et pierreuse, l’opposait à la circularité ligneuse de Moscou, au cœur de la Russie.

Le mythe trouva ses prolongements chez Gogol qui dépeignait une ville en apparence civilisée, mais hantée par des démons et des illusions. Dostoïevski fut le premier à dépeindre les tensions socio-économiques et les différentes classes urbaines. Dans Crime et châtiment (1866) se dresse une Babylone grouillante de criminels, de voleurs, de prostituées, de parvenus et ce décor vaut à la fois comme contexte historique et métaphore : les sombres venelles, les escaliers et les mansardes manifestent extérieurement le psychisme détraqué de Raskolnikov.

Dans les Démons (1872), le prince Stavroguine bat sa femme, une boiteuse débile, Maria Lebiadkine et dans un chapitre à l’origine censuré, mais que Balabanov ne pouvait pas ne pas connaître, le chef des démons décrit comment il observe une petite fille subir le supplice des verges pour un vol qu’elle n’a pas commis. Stavroguine s’accuse de son suicide, tout en reconnaissant ses penchants sexuels sordides. Dans l’œuvre dostoïevskienne, Pétersbourg est donc une ville vivante qui affecte l’âme au point de la faire s’interroger sur le bien et le mal, du juste et de l’injuste, de la sainteté et du blasphème.

Cet espace hanté est celui des films de Balabanov, mais, pour citer Yana Hashamova (2003), « au contraire de Dostoïevski, il se préoccupe moins de la foi et de la rédemption que des côtés obscurs et irrationnels de la nature humaine. »

Dégénérescence.

Au-delà du mythe pétersbourgeois, les simulacres de Balabanov reflètent le discours pseudo-scientifique des dernières décennies du dix-neuvième siècle, alors que la Russie connaissait sa phase « décadentiste. »

En 1881, l’assassinat d’Alexandre II amorça un changement dans les mentalités des classes populaires : après le régicide, la presse se mit à comparer la sédition à une maladie qui infectait la société, comme dans les chroniques de Vladimir Mikhnevitch qui publiait à l’époque des feuilletons moralistes Les Fléaux de Pétersbourg. La pathologie, la contamination, la société conçue comme un organisme malade, allaient constituer de puissants topoï littéraires chez Valéry Brioussov, Fiodor Sologoub ou Konstantin Balmont, le tout sur fond d’apocalypse.

Dans les années 1830, le médecin britannique James Cowles Prichard formula le concept de « folie morale induite par un dérangement cérébral » ; à partir de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, les cliniciens russes recoururent abondamment à cette théorie non seulement pour qualifier des troubles psychiatriques mais aussi des mœurs jugées déviantes. Le psychiatre français Bénédict Augustin Morel (1809-1973) développa la notion de dégénérescence mentale ; le thème n’était pas neuf, mais Morel sut l’imposer parmi la communauté scientifique : selon son diagnostic, certains éléments « involuaient », s’affaiblissaient génétiquement à chaque génération et produisaient neurasthénie, hystérie, alcoolisme, opiomanie, prostitution, comportements criminels, avant de péricliter jusqu’aux derniers stades de l’idiotie.

En Europe, la dégénérescence s’accompagnait de perversions sexuelles (Richard von Kraft-Ebing), de génie atypique (Paul Möbius) ou de criminalité (Cesare Lombroso) Aux États-Unis, George Beard popularisa le diagnostic de neurasthénie induite par l’extrême civilisation, mais ce serait Max Nordau qui allait étendre le concept au-delà du seul domaine psychiatrique pour voir dans la dégénérescence un symptôme d’époque.

En Russie, cette thématique moralisante rencontra un franc succès parmi les psychiatres : Isaac Orshansky publia des articles inspirés de Lombroso comme L’Influence pathologique de l’hérédité (1894) ; Nikolaï Bazhenov étudiait les crânes et les bustes des criminels célèbres avant d’être nommé directeur de l’Institut Psychiatrique Preobrazhensky à Moscou en 1904 ; Pavel Kovalevsky menait des études psychologiques et anatomiques sur les célébrités, en particulier sur les effets de la syphilis sur le système nerveux central.

En Russie également, la théorie de la dégénérescence rendait compte d’une évolution ressentie comme une catastrophe ; l’industrialisation rapide et l’émancipation des serfs se traduisaient par des bouleversements socioéconomiques, en particulier dans les zones urbaines où la population se trouvait concentrée, abandonnée à l’épuisement et aux maladies.

D’autre part, la croyance au retard russe, à l’évolution à contre-sens de la Russie, était devenue une obsession que venaient confirmer ces théories : en 1887, dans son discours au Congrès inaugural de psychiatrie, Ivan Sikorsky soulignait la contradiction entre une société technologiquement avancée, dotée de machines à vapeur et de télégraphes et d’un déclin moral, physique et mental. Le nombre de suicides, de troubles comportementaux et de maladies des nerfs représentait le coût de cette transition ; ce pessimisme prévalait dans les couches éduquées de la société russe.

Théorie et pratique.

Revenons à Des monstres et des hommes.

Chez Balabanov, Saint-Pétersbourg est un endroit maléfique, construit sur les ossements de milliers de victimes, où la rigueur architecturale s’accompagne d’une morbidité étouffante : crime, prostitution, dépravation. Sans doute cette concentration de l’espace explique-t-elle une autre facette du mythe pétersbourgeois : la transcendance du temps, ou plutôt : la concaténation des époques. Dans le roman de Biély, le Cavalier de bronze descend de sa statue et galope à travers la nuit où s’affairent les terroristes, tout comme les thèmes dostoïevskiens hantent les tavernes et bordels des poèmes d’Alexander Blok. Balabanov recourt à des procédés semblables lorsqu’il décrit le Pétersbourg de l’Âge d’argent.

Ce temps de la fin est celui d’un « progrès terminal » : les scènes de voyages en train rappellent les théories de Beard sur la « neurasthénie ferroviaire. » Finalement, c’est de leur plein gré que Liza et les frères siamois reviennent aux freak-shows parce qu’ils sont les représentants d’un monde exténué, parce qu’ils sont eux-mêmes contaminés par cette langueur finiséculaire ; ils ont beau rouler vers l’Ouest, ils n’y trouvent aucun salut. L’Occident est fauteur, non pas sauveur… Quant à l’Orient, il n’a plus rien à leur proposer. C’était déjà le constat de Dostoïevski à la fin des Frères Karamazov. Lorsque Johann, atteint d’épilepsie, revient du « cimetière des illusions », il viole des femmes. Avant de se suicider, il regarde un film pornographique — Châtiment pour un crime — où Liza apparaît.

Pétersbourg néant-express : dans le film, les locomotives contrastent avec la ville déserte, traversée par des voyageurs vêtus de noir, tel un cortège funèbre. Pétersbourg c’est Saccara, la cité des morts. En effet, selon une légende, Evdokia, la première femme de Pierre aurait maudit la ville, lui prédisant une désolation finale. Dans le roman de Biély (1916), Pétersbourg se vide, se dissipe en brouillard, en mirage : la capitale est incapable d’assurer la cohésion d’une Russie en proie au radicalisme politique ou aux fantômes mongols.

Ville morte, ville des morts, ville monstre, ville freaks, comme ceux qu’expose la Kunstkammer où l’on trouve des spécimens de frères siamois, à la fois phénomènes tératologique et objets d’étude, une dualité au cœur du discours de Balabanov : « Le monstre n’est pas nécessairement celui qu’on croit. Ceux qui paraissent humains, comme Johann, sont en fait les plus grotesques alors que les freaks, comme Kolia et Tolia, sont les personnes les plus humaines. » Et d’ailleurs, si les spécimens de la Kunstkamera sont considérés comme monstrueux, qu’en est-il du voyeurisme de ceux qui viennent les contempler ?

En 2004, Oleg Kovalov décrivait Des monstres et des hommes comme le volet central d’un triptyque, entre Brat 1 et Brat 2, ce qui paraît assez étrange : le héros de Brat, le tueur à gages Danila, n’a guère en commun avec le pornographe Johann, mais Kovalov leur trouve une tonalité commune : « l’incapacité de la civilisation à se défendre contre une invasion barbare. » Ce qui nous ramène à un topos de la dégénérescence : la chute de Rome, moins par manque de résistance que par autodestruction, par abandon de soi.

Russie postsoviétique.

« Le cinéma reflète la vie, mais il ne la change pas… C’est plutôt une espèce de miroir, qui réfléchit ce qui se passe aujourd’hui, dans notre pays » déclarait Balabanov à Nelli Protorskaïa, en 2002.

En 1991, l’inflation en Russie atteignait les 250 % par mois et le troc était parfois la seule méthode de paiement acceptée. Les magasins étaient vides, comme lors de la famine après la Seconde Guerre mondiale et l’espérance de vie pour les hommes avait chuté à 57 ans et le taux de fertilité ne compensait pas ces pertes. L’alcoolisme faisait des ravages, ainsi que les maladies infectieuses. Les hôpitaux et les écoles de l’ère soviétique tombaient en ruine, les prisons libéraient les criminels dont beaucoup étaient porteurs du sida. Bref, pour la plupart des Russes, les années 90 représentent la fin de la civilisation et une régression à un stade de survie quasi animale où le plus fort l’emportait, à la fois sur le plan spirituel et physique — l’ancien Empire se rétrécissait comme une peau de chagrin.

En 1993, Boris Eltsine dissout illégalement le parlement ; en réaction, les parlementaires se barricadèrent dans leurs bureaux. Eltsine, en forçant l’entrée du bâtiment, et en évacuant manu militari ses occupants, poussa le pays au bord de la guerre civile. Un an plus tard, commençait la campagne de Tchétchénie, pour empêcher cette république de faire sécession. La durée de cette guerre témoigne de la perte d’influence d’une ancienne grande puissance : lors des élections présidentielles de 1996, Eltsine fut élu comme le moindre mal. Finalement, en 1998, la Russie se retrouva dans une crise financière majeure : le rouble s’effondrait et provoquait une nouvelle hyperinflation, et un retour à la période la plus sombre de la Russie postsoviétique.

Les parallèles sont nombreux entre la Russie postsoviétique et la Russie fin-de-siècle. Dans les années 1990, la « common decency » soviétique disparut sans transition au profit du marché noir, de la drogue, de la prostitution, seuls débouchés pour une population frappée de plein fouet par une pénurie généralisée. Des auteurs comme Edouard Limonov, Vladimir Sorokine ou Benedict Erofeev illustrent cette crudité de la vie. La prolifération de la pornographie attaquait le présupposé fondamental selon lequel la pureté de l’État provenait de la somme collective des âmes des citoyens. Paul W. Goldschmit, auteur d’un essai sur la Législation sur la pornographie en Russie (1995) constate néanmoins la volatilité et l’arbitraire du terme « pornographie », y compris sous le système soviétique.

Là aussi, il existe un parallèle avec la littérature de l’Âge d’argent. Au cours des années 90, des auteurs, parfois oubliés, souvent réprimés, commençaient à refaire surface ou à être lus pour la première fois, et cela dans le même temps où une nouvelle génération d’écrivains apparaissait, ce qui contribuait encore une fois à télescoper les époques. Toutefois, cet effet de brouillage temporel avait des antécédents soviétiques : en 1980, Mikhalkov réalisait « Quelques jours dans la vie d’Oblombov », une adaptation du roman de Gontcharov (1859), en pleine stagnation soviétique ; de même, en 1996, Sergueï Bodrov réalisait Le Prisonnier du Caucase, relecture de La Captive du Caucase (1872) de Léon Tolstoï, pendant la guerre de Tchétchénie.

Selon Mark Lipovetski (2004), à partir des années 90, le postmodernisme était la forme esthétique dominante en Russie : Viktor Pelevine, Boris Akounine ou les films de Balabanov en sont des exemples. La Reine de l’hiver (Azazel), le roman d’Akounine est sorti la même année que Des monstres et des hommes ; tous deux éreintent les clichés romantiques d’avant Octobre 17 mais visent en réalité leur situation contemporaine, marquée par un profond désarroi et un sentiment d’impuissance. Aux deux époques, la masculinité et le virilisme soviétique subissaient une violente redéfinition : criminalité et masculinité devenaient quasi-synonymes, ce qui en laissait beaucoup sur le côté.

Le chaos social poussait également les femmes au premier plan. Du moins, elles assumaient le rôle dominant au sein du ménage, où elles devaient à la fois s’occuper de leur famille et panser la virilité blessée de leur conjoint. Dans Des monstres et des hommes, les personnages féminins sont les plus exposés aux tentations de l’Occident et leur départ est l’équivalent d’une castration par le capital. Criminalité, impuissance masculine, matriarcat… autant d’éléments que l’on retrouve à la fois dans la Russie fin-de-siècle et dans le post-soviétisme : un monde inversé où les médecins et les professeurs gagnent moins que les gardes du corps, où les domestiques sont devenus les maîtres et où la police est assurée par des mafieux ou par des psychopathes [L’auteur se livre à une comparaison bancale entre Raspoutine et un parrain de la pègre russe.]

Si Dieu n’existe pas tout est permis. Dostoïevski semble avoir lointainement inspiré Gruz 200 (2007) dans lequel Balabanov recourt à un drame qui a horrifié la Russie : son thriller décrit les méfaits d’un policier qui kidnappe, viole et assassine ses victimes. Dans une interview, le journaliste Léonid Parfenov faisait remarquer à Balabanov que ses derniers métrages mettaient en scène « les monstres plutôt que les hommes », ce à quoi l’intéressé répondit assez étrangement en prenant la défense de son méchant : « Mes personnages sont soit des monstres humains ou des humains devenus monstres, déclassés. Le policier psychopathe de mon film inflige des supplices infernaux à la fille, mais c’est sa manière à lui de l’aimer, c’est sa passion. Il l’appelle ma petite femme. Voilà l’homme. Voilà l’époque. »

Conclusion.

« Balabanov, écrit Tony Anemone en 2007, cherche à transformer un fait divers horrible en portrait symbolique d’une société et d’une civilisation ; peut-être suggère-t-il une porte de sortie, hors de cette impasse… Ses emprunts et ses références composent une forme de témoignage personnel, son ambition et son désir de participer à une redéfinition de l’identité postsoviétique, un peu à la manière de Dostoïevski, au siècle dernier. »

Si on peut définir le modernisme comme la capture du moment essentiel de transformation d’une société, lorsqu’elle s’oriente en fonction du « progrès », flèche tendue vers l’avenir sécularisé, alors, le postmodernisme serait la tentative inverse, celle d’une ressaisie du passé pour subvertir le présent, ou plutôt pour en réévaluer les conditions socioéconomiques.

Des hommes et des monstres s’inscrit incontestablement dans une telle perspective : ce que Balabanov suggère dans ce film, ce qu’il répétera d’une manière plus brutale dans Gruz 200, est qu’une sexualité déviante ou pathologique résulte en dernière analyse d’un malaise sociétal généralisé, en l’occurrence la crise économique traversée par la Russie postsoviétique.

Commentaires