Araignée au plafond

 

Source : Les Métamorphoses du cercle par Georges Poulet, préface par Jean Starobinski, éditions Flammarion, collections Champs Idées et recherches.

La toile d’araignée, comme le soleil, est pourvue de rayons. Par conséquent, elle n’a pas seulement un centre, qui plus est, un centre vivant. Grâce à cette remarquable propriété, le symbole de l’araignée dans sa toile — d’origine stoïcienne, au dire de Chaldicus — plaît extrêmement aux penseurs du dix-huitième siècle, ou, du moins, à ceux d’entre eux qui ne veulent pas se contenter de s’enfermer dans un moment sans durée ou de se livrer à la multiplicité sinueuse de l’existence.

Sans doute, il n’est aucun écrivain du siècle qui n’accepte le principe de Locke, selon lequel le sentiment de l’existence se manifeste dans un point de conscience ; et il n’en est aucun, non plus, qui ne soit persuadé que la répétition incessante de ce point en chaque moment du temps forme une pluralité sensible dont le détail ne peut jamais être énuméré par l’esprit. Mais pour certains, le problème consiste précisément, non à relier ces divers points particuliers par des lignes capricieuses et vagabondes, mais à établir en chacun de ces points et tous les autres un ensemble de relations intelligibles et structurées.

Symboliquement parlant, la toile d’araignée offre une représentation merveilleusement nette de cet ensemble de relations. De plus, comme le soleil (qui, dans la mythologie, n’est pas seulement un astre, mais une personne), la toile d’araignée a l’avantage d’avoir pour centre, non seulement un point d’assise et de convergence, mais une puissance réceptive et cognitive, par l’opération de laquelle ce qui vient du dehors est saisi et vécu du dedans. La toile d’araignée est formée par un réseau périphérique qui capte et s’annexe un certains nombres d’objets. Mais elle est faite aussi  d’une centralité animale et intelligente, où ces objets se trouvent métamorphosés en sensations et en idées.

L’image saisissante qu’elle offre donc est celle d’un monde externe périphérique, incessamment ressenti et repensé par une conscience centrale. L’araignée ne dévore pas seulement, au sens propre, les insectes qu’elle capture ; elle les absorbe aussi au sens figuré. Elle le fait par une action difficilement compréhensible et dont pourtant, à un plus ou moins grand degré, tous les êtres sensibles sont capables, en faisant passer au-dessus, dans son esprit, ce qui est au-dehors, dans sa toile.

Les psychologues du dix-huitième siècle devaient volontiers se représenter l’araignée d’abord inerte, engourdie, vide de sensations et de conscience, au milieu de sa toile. Mais que le choc d’une aile d’insecte vienne à faire trembler celle-ci, voici l’animal éveillé et appelé au sentiment de l’existence. Si le Cogito sensualiste peut s’exprimer correctement sous la forme : je sens donc je suis, il en résulte que la sensation créatrice de la conscience afflue de l’extérieur, mais surgit au centre de l’intériorité. Ainsi, chaque moment où se manifeste cette action créatrice devient comme un point sensible situé à l’extrémité d’une ligne ou d’un fil venant de l’extérieur.

Et si à la première sensation s’en ajoutent d’autres, si elles se multiplient et se combinent, c’est toute la toile qui se met en branle. De tous côtés convergent vers le centre des vibrations périphériques.

« L’âme est dans notre corps, dit Montesquieu, comme une araignée dans sa toile. Celle-ci ne peut se remuer sans ébranler quelqu’un des fils qui sont étendus au loin, et, de même, on ne peut remuer un de ces fils sans le mouvoir. »

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