Source : Mésinterprétation de Dostoïevski par Ilya Vinitsky, condensé de l’anglais par Neûre aguèce, tous droits réservés, no copyright infringement intended, on n’est pas des sauvages !
« Nous
ne pouvons juger du degré de civilisation d’une nation qu’en visitant ses
prisons. »
Fiodor
Dostoïevski
*
« S’il
y a bien une citation de Dostoïevski que connaissent les réformateurs du
système pénitentiaire américain, dont je fais partie, c’est sa prétendue phrase
de quatorze mots »
James
E. Robertson
*
« La
prison c’est l’enfer pour la majorité et le salut pour quelques-uns »
Michel
Foucault : Surveiller et punir.
*
Si Internet facilite la circulation des fake-news et
nous oblige à tout vérifier compulsivement, les nouvelles technologies de
l’information nous permettent non seulement de déterminer si une citation est
authentique ou douteuse, mais aussi, et c’est le plus intéressant, de
reconstruire son contexte d’apparition, d’évacuer certaines légendes et de
mieux comprendre les espoirs et les préjugés à l’origine de certaines
mystifications, qu’elles soient volontaires ou non.
Récemment, mon attention fut attirée sur une citation
attribuée à Dostoïevski depuis des décennies. Jusqu’à la fin des années 90,
elle circulait dans une version anglaise de quatorze mots : « Nous ne
pouvons juger du degré de civilisation d’une nation qu’en visitant ses prisons
»
Activistes, avocats, juges, écrivains, journalistes,
universitaires, nombreux sont ceux qui l’utilisent comme formule de conclusion.
Ainsi, dans un article de The Globe and Mail, paru en 2017,
Patrick White remarquait avec ironie que cette petite phrase surgissait avec
une telle régularité qu’elle en donnait presque la nausée : « On la retrouve
partout. Forcément… elle sonne tellement bien. » Même Hollywood s’en empara
pour un de ses blockbusters : on l'entend dans la bande-annonce de Con
Air. (1997)
Le Dictionnaire des Citations de la Bibliothèque
du Congrès nous confirme prudemment son origine : « Attribué à Fédor
Dostoïevski, source inconnue. » D’autres dictionnaires américains renvoient
au récit semi-autobiographique Souvenirs de la Maison des Morts (1862),
se risquant parfois à préciser « page 76 de l’édition Grove, traduction
de Constance Garnett. »
Et pourtant, tout est faux. a) rien d’approchant ne
figure dans la version originale russe, ni dans aucun des livres de
Dostoïevski. b) pas plus que dans la traduction de Garnett : à la page indiquée
de l’édition de 1957, on tombe sur une description de l’âme pure d’Anastasia
Ivanovna. « Certaines personnes le prétendent, je l’ai lu et entendu dire,
que la plus pure forme d’amour pour son prochain est aussi une suprême forme
d’égoïsme. De quel égoïsme pourrait-il donc s’agir ? Je l’ignore, je ne le
comprends pas. »
D’autre part, cette citation ne reflète aucunement le
point de vue de Dostoïevski sur la prison, ni son expérience personnelle telle
qu’il l’exprime dans le récit. Ses quatre années de bagne, en Sibérie, entre
1849 et 1854, lui inspirèrent un immense intérêt intellectuel pour le système
pénal occidental et la littérature carcérale : en 1861, dans le journal qu’il
publiait avec l’aide de son frère, il fit publier une traduction russe du
journal écrit en français par Giacomo Casanova : « Histoire de ma fuite des
prisons de la République de Venise qu’on appelle les Plombs. »
Comme le suggère l’essayiste Anna Schur, dans son livre
Wages of Evil : Dostoevsky and Punishment (2012) : « Dostoïevski
était familier de l’idée occidentale que ‘tout châtiment pénal exprime le degré
de civilisation d’une nation’, tout simplement parce que cette opinion était
déjà populaire parmi les milieux russes éclairés du règne de Catherine II.
Cette conception devait logiquement se retrouver dans les colonnes des journaux
progressistes à l’époque des réformes d’Alexandre II, le Libérateur, responsable
de l’abolition du servage. »
Néanmoins, Dostoïevski n’était pas Cesare Beccaria, le
père de la criminologie européenne, encore moins un philanthrope du dix-huitième
ou un pénaliste. Bien que ses Souvenirs de la Maison des Morts nous
donnent une image saisissante de l’injustice, de la corruption et de
l’inefficacité du système carcéral russe de l’époque, il ne remet pas en
question la nécessité du châtiment, pas plus qu’il n’appelle à des réformes.
Goryanchikov, le protagoniste, un aristocrate disgracié pour le meurtre de sa
femme, conçoit l’horrible bagne comme une épreuve de l’esprit plutôt que comme
une indication sur le degré de civilisation.
Et d’ailleurs, pour Dostoïevski, le terme «
civilisation », avec ses sonorités étrangères, avait plutôt de fâcheuses
connotations. En fait, son intérêt se concentre sur la douloureuse et
nécessaire résurrection de l’homme déchu, tant au niveau individuel que
spirituel, c’est-à-dire l’homme en tant qu’incarnation de la mentalité du
peuple russe.
Selon Robert Louis Jackson, pour Dostoïevski, la prison
est « l’enfer qu’il faut traverser pour gagner son salut. » C’est bel et
bien grâce au bagne que Goryanchikov procède à une réévaluation de sa vie, de
ses croyances et finalement, il remercie le destin qui lui a permis de
retrouver la foi orthodoxe. « À qui la faute ? Qui était coupable ? » se
demande-t-il en contemplant ses codétenus, des hommes dans la force de l’âge, «
les meilleurs d’entre nous. » L’exemplaire que je me suis procuré
comporte une note d’un lecteur dans la marge, avec deux points d’interrogation
rageurs : « Oui, c’est ça : à qui la faute ?? »
Bref, d’où provient cette citation sur les
prisons-comme-indice-du-degré-de-civilisation ? En 1964, le dramaturge canadien
et ex-détenu John Herbert publia une pièce au titre shakespearien « Fortune
: sous le regard des hommes. » Il y décrivait le premier séjour d’un
détenu en prison : « une société exclusivement masculine, refermée sur elle-même,
sur son désespoir et où l’homosexualité informe l’intégralité de la vie
quotidienne. »
Dans ses interviews, Herbert citait systématiquement la
phrase attribuée à Dostoïevski et elle finit par constituer l’épigraphe de sa
pièce, sans plus de référence. La première de Fortune eut lieu
à Broadway en 1967, sous la direction de David Rotherberg et elle fut ensuite
jouée plus de 400 fois dans 100 pays différents, y compris en 1969 à Istanbul,
sous la direction de l’auteur afro-américain James Baldwin. En 1971, une
adaptation cinématographique en fut tirée.
En fait, la pièce doit son titre à un groupe
d’activistes new-yorkais pour les droits des détenus, la Fortune Society,
dirigée par le même Rothenberg, toujours active aujourd’hui. En octobre 1968, Rothenberg
déclarait : « La citation de Dostoïevski est devenue le slogan de notre
groupe dont le but est de conscientiser le plus possible de monde sur le
système carcéral américain, en révélant la complexité des problèmes auxquels
sont confrontés les détenus. »
Depuis sa fondation en 1969, la Société diffuse un
programme radio « Des deux côtés des barreaux » et publie un périodique
« The Fortune News » dont chaque fascicule s’orne, en haut à
droite, de la citation attribuée à Dostoïevski. Dans les années 70, elle devint
un slogan repris par tous les activistes, tout comme les écrits de Michel
Foucault.
Mon hypothèse est qu’il pourrait s’agir d’une
mystification, peut-être involontaire, apparue parmi les proches d’Herbert et
ce dernier aura répété ce qu’il avait entendu. En réalité, une première
occurrence remonte à « L’Histoire politique et anecdotique des prisons de la
Seine » par Barthélémy Maurice (1840) : « Voulez-vous apprécier le degré
de moralité auquel un peuple est parvenu, mesurer, pour ainsi dire, sa
civilisation ? Voyez comment ce peuple traite ses prisonniers. » Phrase
qu’on retrouve également chez le juriste et historien français Maurice Garçon,
dans un essai de 1958 : « On peut dire que, dans une certaine mesure, on
apprécie la moralité et le degré de civilisation d’un peuple à la manière dont
il traite ses prisonniers. »
Historiquement, l’intérêt pour le système carcéral
remonte à L’Esprit des lois de Montesquieu (1748) qui
influença à son tour Cesare Beccaria pour son Des Délits et des peines (1764)
: « En admettant qu’il existe une mesure exacte et universelle des crimes et
des châtiments, elle devrait recouper le niveau de tyrannie et de liberté,
d’humanité et de malignité des différentes nations considérées. » Beccaria
exerça une influence profonde sur la réforme du système pénal européen, mais
aussi sur le système pénal russe ; à la moitié du vingtième siècle, il était
devenu un classique indiscuté et incontournable, y compris aux États-Unis, où
le « Minimum Jail Standards », le règlement officiel et la
liste des recommandations appliquées dans le système pénitentiaire californien
reprend plus ou moins sa citation.
À l’époque où Herbert et d’autres activistes reprirent
la formule en l’imputant à Dostoïevski, ils suivaient une mode bien installée. À
l’époque, Winston Churchill concurrençait le romancier russe. En effet, le
premier ministre britannique aurait déclaré en 1910 : « L’état d’esprit et
les humeurs de la population à propos du traitement réservé au crime et aux
criminels représente un des tests les moins douteux pour évaluer le degré de
civilisation de n’importe quel pays. »
Il existe une variante de 1951, dans les Mémoires de
Churchill : « Rien n’est plus abominablement contraire à la démocratie que
d’emprisonner un homme arbitrairement. Il s’agit vraiment d’un test de
civilisation. » Pourquoi alors l’attribuer à l’auteur russe ? D’autres
candidats ne manquaient pourtant pas… Dickens, Disraeli, Shaw… et pourquoi pas
Mandela, qui produit une citation assez proche dans ses souvenirs ? De leur
côté, les Italiens attribuent la phrase à Voltaire et, en France, Camus en est
parfois crédité. Mais dans le monde anglo-saxon, elle colle à
Dostoïevski.
Selon Maria Bloshteyn, les Souvenirs de la
Maison des Morts rendirent Dostoïevski célèbre aux États-Unis dès les
premières traductions en 1881 sous le titre « Enterré vivant. » Ce livre
était alors considéré comme une critique du régime tsariste. À partir des
années 50, le genre du « roman de prison » connut une vogue et de nombreux critiques
se penchèrent sur le roman de Dostoïevski. En 1961, le romancier Robert Payne
publia une biographie dans laquelle figurait un portrait intitulé « Dostoïevski
en prison », un tableau réalisé par le peintre réaliste russe Klavdii V.
Lebedev ; ce portrait aurait également figuré dans une biographie intitulée Dostoïevski
en exil, rédigée anonymement et qui circulait parmi les milieux de
l’émigration, après la Révolution de 1917.
Or, le catalogue des œuvres de Lebedev ne contient
aucun portrait de Dostoïevski. En plus, ce portrait d’un homme aux cheveux
foncés ne correspond pas du tout à Dostoïevski, mais plutôt à un serf pris au
hasard, ou à un artisan avec sa blague à tabac. Par ailleurs, dans sa
biographie, Robert Payne écrit qu’en arrivant au bagne, « Dostoïevski fut
privé d’une moitié de sa moustache et de l’intégralité de sa barbe. » En
outre, il dut porter un manteau et des pantalons de toile grise, « avec une
espèce de casquette de marin dépourvue de visière. »
Cela ne cadre pas du tout avec le portrait de Lebedev. Et
pourtant, ce dernier fut repris par des journaux américains, voire par des
éditions de Crime et Châtiment, sans doute parce que ce portrait
avait un air de ressemblance avec Alexandre Soljénitsyne qui, en 1974, s’était
installé en exil dans le Vermont, au Canada — où il refusa toujours d’apprendre
l’anglais.
En somme, dans les années 60, le roman de Dostoïevski
était devenu un symbole de résistance face à l’arbitraire. En juin 1964, le
journaliste John Kraglund publia un article sur l’opéra du compositeur tchèque
Leoš Janáček, « De la Maison des Morts », dans lequel « nous
entendons les bagnards raconter leur vie passée, ce qui nous les montre à
présent réduits à un même niveau d’existence négative. »
Assez étonnamment, les Afro-Américains s’intéressèrent
beaucoup à cet aspect de la vie de Dostoïevski, le considérant comme un témoin
et un modèle pour leurs luttes politiques. Ainsi, en 1963, James Baldwin
déclarait à Life Magazine : « Dostoïevski et Dickens m’ont
appris que mes tourments avaient déjà été éprouvés par d’autres avant moi et
que cette souffrance tissait un lien d’humanité commune entre les vivants et
les morts. On ne peut parvenir à se comprendre qu’à la condition d’examiner nos
propres blessures et de les reconnaître chez autrui. »
Peu après Herbert, la citation apocryphe de Dostoïevski
allait connaître son « moment de gloire » après les sanglantes émeutes raciales
de la prison
d’Attica qui furent violemment réprimées le 23 septembre
1971 avec l’envoi d’un millier de soldats par le gouverneur Rockefeller.
Quarante-quatre personnes trouvèrent la mort par arme à feu. Apparemment, les
prisonniers ne détenaient que des couteaux ; des gardiens pris en otages
figuraient aussi parmi les victimes. À cette occasion, l’activiste noir
Clarence S. Kailin, dans « Black Chronicle » (1974), cite la
phrase de Dostoïevski ; dans le contexte de la guerre froide, reprendre un
auteur russe célèbre pour ses prises de position antioccidentale tenait
davantage de la provocation que du principe humanitaire. Mais Kailin exprimait
aussi la désillusion et le dégoût de nombreux Noirs américains à l’encontre de
la civilisation blanche dans son ensemble.
Au cours de ces mêmes années 70, on vit apparaître des
anthologies composées par des prisonniers, ainsi qu’une véritable « littérature
de tôlards » dont un des plus prolifiques représentants s’appelait Frank
Bisigano. Condamné à mort pour le meurtre d’un policier en 1961, Bisigano est
le premier détenu du Death Row qui bénéficia d’une libération
conditionnelle, en 1973. Bien qu’il prétendît « avoir vaincu ses Démons » grâce
à l’influence de Dostoïevski, le très repentant Bisigano se mit à publier sous
pseudonyme… des romans pornographiques ! Les titres sont croquignolets : Ma
maman sexy ; Gorges très profondes ; Nouvelle infirmière
en cellule ; Viens goûter à Papa ; Vierge et
consentante ; Diane et le bondage ; Les Enfants de
Gomorrhe… Ce qui nous rappelle que Dostoïevski fut autrefois considéré
comme le marquis de Sade russe.
D’autres voix bien plus discordantes commencèrent à
s’élever. Ainsi, en 1990, le criminologue Charles H. Logan, dans un essai
consacré à la privatisation du système pénitentiaire nord-américain, écrivait :
« Il est plutôt ironique d’entendre des
opposants à la privatisation citer Dostoïevski. Si le degré de civilisation se
mesure à la manière dont une nation traite ses prisonniers, qu’aurait dit
Dostoïevski s’il avait vécu sous le régime soviétique ? Il aurait assisté à des
scènes de violence inouïe y compris même à son époque : des prisonniers
politiques encaqués dans des blocs minuscules et dépourvus de ventilation, des
zeks expédiés en wagons à bestiaux dans des camps où ils travaillaient jusqu’à
la mort, par épuisement ou par le froid. Au contraire, si Dostoïevski avait
visité des prisons privées américaines, il aurait été impressionné par le souci
accordé aux droits de l’homme, par la qualité de la nourriture et des soins médicaux,
par le respect de la vie privée, et même par l’espace accordé aux détenus.
Aucune comparaison possible avec le goulag soviétique. »
Paradoxalement, la citation apocryphe de Dostoïevski ne
pénétra dans le discours public russe qu’à la fin des années 90, sans doute
popularisée par le réalisateur russo-américain Andrei Mikhalkov-Konchalovsky
qui l’employa pour la promotion de son livre Crimes et Châtiments.
(2006) Le douteux oligarque et « dissident » Mikhail Khodorkovsky y recourut
également dans ses carnets de prison, publiés en 2012 et il la répéta encore
dans un entretien accordé au Financial Times de 2014.
De son côté, l’administration pénitentiaire fédérale
russe s’en sert comme élément du décor. « Il s’agit d’une citation très
juste » déclare Yaroslav Nilov, député de la Douma. En l’occurrence, elle
figure à l’entrée de la colonie pénitentiaire de Kolosoka, dans la province de
Kaliningrad, anciennement Königsberg. Un visiteur de la colonie s’aventurait même à déclarer : « Il
se pourrait que ce soit grâce à ce slogan que nous atteignons à présent une
production de 100% »
Tantôt enrôlé par les critiques du capitalisme, tantôt
par les partisans du libéralisme, tantôt par les russophobes, tantôt par les
slavophiles, Dostoïevski se prête à de nombreuses interprétations et
récupérations. « Il y a quelque chose de tout à fait particulier avec
Dostoïevski », me déclarait récemment Amy Ronner. « Tous, nous voudrions
tellement qu’il soit à nos côtés et c’est ainsi que nous en arrivons à le
remodeler selon nos propres principes, parfois sans nous en rendre compte,
alors que, lui, ne partageait pas nos préoccupations. » Pourquoi
Dostoïevski ? Probablement parce que, malgré lui, il nous renvoie aux problèmes
existentiels que nous posent les humiliés et les offensés.
Pour conclure, une autre citation célèbre : « Nous
sommes tous sortis du manteau de Gogol. » Le saviez-vous : cette phrase non
plus Dostoïevski ne l’a jamais prononcée à Dickens, comme on l’entend parfois.
En 2013, Eric Naiman publia un article dans le Times Literary
Supplement dans lequel il remontait à la source de ce bobard [dont
l’origine se trouve probablement dans Le Roman russe (1886) du
diplomate français Eugène Melchior de Vogüé. Mais c’est une autre
histoire.]
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