Source : L’Être et le Neutre, à partir de Maurice Blanchot par Marlène Zarader, éditions Verdier, collection Philia.
L’œuvre de Blanchot est portée par une intention de
pure passivité : s’en tenir au rien, au non-agir, au non-vouloir, au
silence d’avant toute parole. Mais, si la pensée ne peut accueillir ce qui la
nie, la méconnaissance de cette finitude conduit son intention à se renverser,
jusqu’à se faire l’instigatrice de ce qu’elle dénonçait.
La parole qui se voulait gardienne du retrait risque
alors de devenir le lieu d’une invasion : ouverte à une force qu’elle
méconnaît, elle se soumet à la loi, lui permettant ainsi de régner. Cela ne se
peut que par un travestissement, qui est la ruse suprême de Thanatos :
pour mieux assurer son pouvoir, il coule son invasion sous le masque du
retrait. Loin d’avouer son encombrante présence, il nous persuade que c’est le
reste qui est absent : il nous fait croire que le monde se tait, alors que
c’est la mort qui parle. Seule cette ruse peut permettre à l’active
neutralisation, qui est l’œuvre propre d’une pensée mise au service de
Thanatos, de se faire passer pour le neutre, ce sens absent sur lequel la
pensée pourrait veiller passivement, s’il lui était possible d’être
témoin de l’autre mort.
Lorsqu’un discours prend une mort pour l’autre, il
s’expose donc à deux conséquences. En premier lieu, il institue la mort
qu’il prétendait accueillir, il fait régner la mort active en lieu et place de
l’autre mort. Certes, cette dernière adviendra, et l’on peut accorder à
Blanchot qu’elle se laisse parfois entrevoir en cette vie : abîme soudain
ouvert, nuit du sens. Le problème est que ce silence-là ne peut être commenté
ni accompagné par la pensée. Derrida l’avait vu et dit mieux que quiconque. Une
pensée qui prétend à cet accompagnement participe donc, malgré elle, à la vie
du sens.
En second lieu, n’y participant qu’en vue de son
extinction, elle réactive dans l’ordre du discours, les forces que
celui-ci, par son surgissement, avait précisément maîtrisées. C’est dire que,
lorsqu’on donne la parole à la mort, on s’expose à ce que celle-ci s’empare de
nos paroles, s’y mette au travail, y accomplisse son œuvre, et l’on devient
acteur alors même qu’on se voulait témoin. Mais un acteur singulier qui mime un
règne d’outre-tombe où l’homme n’aurait pas encore surgi, à moins qu’il n’ait
déjà disparu et où il n’y a plus donc ni témoin, ni parole, ni silence.
Blanchot en était conscient, au début de son
itinéraire : théoricien de l’ambiguïté, il ne voulait que faire vaciller
le sens, le soumettre à un salutaire tremblement, afin de l’empêcher d’être
jamais assuré. Il savait l’impossibilité de s’en évader. Ce n’est plus le cas
dans les textes tardifs qui, soucieux d’arracher la pensée à la domination
supposée de l’être, sont comme fascinés par la scène nue où se jouerait
l’éclipse du sens. Or, plus ils avancent sur la voie de la pure faiblesse, plus
ils trahissent la pure violence qui les habite désormais ; plus ils
s’efforcent d’accompagner une impossible absence, plus ils témoignent, à leur
insu, d’une autre présence.
Souligner ce processus n’est pas arracher le discours de Blanchot au lieu qui est le sien, mais constater qu’il se retourne lui-même, jusqu’à dire finalement tout autre chose que ce qu’il voulait dire. Aussi ne peut-on éviter de considérer, dans une nouvelle lumière, la dimension éthique du neutre.
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