Pris sur Academia.edu. Brève histoire de l’archivage du cerveau par Cathy Gere (2003), Journal of the History of the Neurosciences, traduction de l'anglais et chapô par Neûre aguèce, no copyright infringement intended.
« L’anatomie est porteuse d’un projet de
fragmentation auquel ses instruments, sa démarche concrète, ne sont pas
étrangers et qui finira par défaire la compréhension du corps en termes
unitaires. »
Rafaël Mandressi : Le Regard de l’anatomiste
*
Introduction.
Pendant près de
deux cents ans, le cerveau humain une fois prélevé était préservé dans un
« musée » ; de nos, jours, il existe des banques de cerveaux.
Cette évolution d’un terme à l’autre pour une même pratique post-mortem en
exige un troisième et qui récapitule cette évolution.
Pour l’historien,
ce laborieux enquêteur de catalogues, de correspondances, de journaux intimes,
le terme « archives » semble tout indiqué. En l’occurrence, les « archives
du cerveau » impliquent une collection à l’abri du temps, une trace
d’existences évanouies ; ce que nous désignons par « individu »
se résume à ce bref scintillement à la crête des vagues.
Archiver la matière
grise, les tissus humains est une pratique qui relève à la fois de contraintes
économiques et légales, mais aussi de la technologie et des laboratoires.
Au dix-septième
siècle, un anatomiste hollandais, Frederik Ruysch, fut le premier à collecter
les mort-nés auprès des nourrices dont il supervisait le travail ; un
siècle plus tard, le responsable de la plus célèbre école d’anatomie
londonienne dépendait encore de profanateurs de sépultures pour lui fournir la
matière brute de son musée.
Pendant un siècle
et demi, les tissus humains provenaient de la mort des pauvres, des indigents, de
tous ceux qui étaient privés de soins médicaux. Mais à partir du milieu du
vingtième siècle, la sociologie du corps médical commença à changer, de sorte
que les banques de cerveaux actuelles dépendent aujourd’hui essentiellement de
patients qui ont fait don de leur corps à la science.
L’Art anatomique,
1660-1789.
L’histoire de
l’archivage des cerveaux commence avec Frederik Ruysch (1638-1731), chirurgien,
obstétricien, anatomiste au service de la cité d’Amsterdam de 1667 à sa mort.
Ruysch fut le
premier à développer une technique de préservation des tissus mous et des corps
spongieux du corps humain. Il leur injectait une préparation de cire et de
vermillon dans les veines et les artères après quoi il immergeait les spécimens
dans un alcool qu’il distillait lui-même. Vers la fin des années 1660, il
orienta sa méthode à des fins plus « exotiques » en contribuant à
l’esthétisme baroque de la vanité.
La peinture de
l’époque associait les symboles de la fugacité de toute chose, les bougies
consumées, les crânes, les sabliers, avec les emblèmes de la résurrection :
les papillons, les couronnes de lauriers ou de lierre. Le cabinet privé de
Ruysch regorgeait de collections anatomiques, des centaines d’artefacts, y
compris des cerveaux humains, dont il se servait pour enseigner.
Les entrées de son Thesaurus
Anatomicus en dix volumes constituent un catalogue illustré ; elles nous
renseignent sur les difficultés rencontrées. Une seule entrée porte sur le
cerveau : le cinquième volume comprend un croquis de l’intérieur du crâne
d’un enfant, avec la dure-mère intacte, injectée de cire rouge pour rendre
visible le système artériel.
Outre son
thesaurus, l’anatomiste publia une série de lettres qui révèlent sa
correspondance avec des confrères sur des sujets précis. Ainsi, dans la
douzième série, en réponse à une question sur le cerveau, Ruysch se lamente sur
la tendresse, la délicatesse, la fragilité extrême des tissus cérébraux, qui se
décomposent presque de suite. Pour mieux valoriser son art, il illustre la
lettre d’un magnifique dessin du tronc cérébral d’un enfant de dix ans, vu du
dessous, dans sa partie interne.
En 1717, Pierre le
Grand fit l’acquisition de la collection complète de Ruysch pour la coquette
somme de 30.000 florins, ce qui nous donne une idée de la valeur d’échange de
ces pièces d’anatomies qui circulaient alors sur un marché tout récent. Un
musée anatomique constituait alors un outil pédagogique indispensable pour
répondre aux besoins des écoles qui ouvraient alors à Paris, à Londres, à
Edimbourg dans le contexte de la professionnalisation de la chirurgie.
Vers le milieu du
siècle, près de trente écoles furent fondées à Londres, ce qui entraînait une
concurrence féroce pour obtenir des spécimens à disséquer. Il n’était pas rare
que les ventes aux enchères proposaient des collections privées.
En décembre 1787,
[le chirurgien et naturaliste Thomas] Hutchins évoque douze soirées de ventes
aux enchères « de collections de haute valeur d’utérus gravides, moulés
sur le vif, colorés par des tracés anatomiques, dignes de faire partie d’un
musée d’histoire naturelle. » Ce business florissait mais avec un
revers plus macabre encore, une sorte de marché noir cadavérique.
En Grande-Bretagne,
le nombre de pendus fournis aux académies était strictement règlementé et
limité à douze par an, délivrés à la Compagnie des Barbiers et Chirurgiens, au
Collège de Médecine ainsi qu’à l’Université de Cambridge. En 1728, le parlement
refusa de voter une augmentation de ce nombre et il faudrait attendre 1752 pour
que le « Murder Act » confère aux juges le droit d’inclure, à
leur convenance, le don du corps à la science dans le verdict du condamné à
mort. Toutefois, cet amendement eut peu d’effet sur la demande et les dérives
qu’elle entraînait.
La plus célèbre
école d’anatomie londonienne, la Windmill School, ainsi baptisée d’après le
médecin écossais William Hunter (1718-1783), ouvrit ses portes en 1746 et
s’enorgueillissait d’un vaste fonds nosographique, pathologique et zoologique.
Hunter avait consacré toute sa fortune à l’acquisition de spécimens, en
rachetant les collections de particuliers. Dans une de ses rares conférences
publiées, il fait discrètement allusion à sa dépendance auprès des trafiquants
de cadavres :
« Pour
parvenir à donner un cours d’anatomie avec succès, il faut compter sur un
certain nombre de sujets fraîchement exhumés ainsi que sur un stock de
préparations… Pour ces raisons, nous pouvons conclure qu’un cours complet
d’anatomie ne peut être donné que dans une métropole, sous réserve d’un approvisionnement
régulier en cadavres, »
Le fonds Hunter paraît
bizarrement hétéroclite à la sensibilité moderne : outre les pièces
anatomiques proprement dites, on y trouve non seulement des fossiles, des
minéraux, des pièces de monnaie, des livres, des tableaux et d’autres œuvres
d’art, mais la classification s’organise selon la systématique du corps humain
et de ses constituants, à des fins à la fois pédagogiques et édifiantes, pour
le public de ce qui constituait alors l’école la plus réputée du pays.
Dans ses Leçons
inaugurales, Hunter exposait la nécessité d’une planification rationnelle
qui convertirait l’anatomie humaine en une expérience de pensée dont le cerveau
représentait l’apex, au propre comme au figuré.
« Dans
notre imagination, faisons l’homme. En d’autres termes, supposons que
l’esprit, ou le substrat immatériel, doive prendre place dans la machine
humaine, et que cette incorporation s’agence en conformité avec son
environnement matériel, alors, il nous faut considérer a priori quel
emplacement serait le plus adéquat… pour procéder ainsi, il nous faut disposer
l’âme, l’esprit, la chose pensante, dans un endroit fixe, lequel satisfera à
toutes les conditions de l’union du corps et de l’esprit ; le cerveau
fournit cet emplacement privilégié pour le principe immatériel, tel le
directeur et superintendant de toute l’usine. »
Le corps humain
tout entier se constitue comme un appareil doté des sens qui permettent à
l’esprit de « s’agencer en conformité avec son environnement matériel »,
irrigué de nerfs qui « transmettent leur volonté et impulsion dans
l’organisme. » Bien qu’il ait défini « quel serait
l’emplacement le plus adéquat » pour l’esprit humain, le cerveau était toujours considéré comme un organe dont
la préservation s’avérait très délicate.
En 1813, un manuel
de dissection donnait encore cette recommandation laconique pour traiter ce
sujet récalcitrant : « … réalisez une ou deux perforations de trépan,
n’importe où sur la face postérieure du crâne ; brisez l’os avec un
marteau, extrayez un fragment de matière cérébrale, pompez de l’eau à
l’intérieur pour la mélanger au cerveau qui s’évacuera ainsi facilement. »
— Instructions anatomiques, par T. Pole, éditeur J. Callow
Hunter et les siens
n’incluaient donc pas beaucoup de cerveaux dans leurs collections. À la fin du
19e siècle, John Teacher, un anatomiste de l’Université de Glasgow
rouvrit et inventoria le musée de William Hunter, et il y découvrit près de
cinquante préparations de cerveaux humains dont la plupart apparaissaient sains,
en bon état de conservation, injectés de fixateur, disséqués afin de révéler
leur architecture intérieure, souvent à l’aide de fines tiges noires qui
indiquaient les éléments significatifs ou fragiles.
Le spécimen « Medulla
Oblongata et Crura du Cerebrum et Cerebrellum » se présente par
exemple avec une tige qui traverse le « troisième ventricule vers
l’aqueduc de Sylvius » et un autre qui passe « sous la
commissure postérieure jusqu’au troisième ventricule. »
Tout comme le reste
de ses collections, les spécimens cérébraux visaient davantage l’anatomie que
la pathologie, à une exception près : « La dure mère d’un patient
depuis longtemps affecté de la danse de Saint-Guy ; une membrane très
épaisse, calcifiée entre la dure mère et le cerveau, s’est retournée et ne
couvre plus qu’un hémisphère, sans doute à la suite d’une forte inflammation. »
Les spécimens
pathologiques n’occupaient pas encore une place prépondérante. Hunter lui-même
les considérait comme des curiosités, plus que comme des sujets d’étude
nosographique ; il les rangeait en gynécologie comme « des
exceptions diverses, organes improprement formés ou malades et contenus dans
l’utérus. »
Tout allait changer
au dix-neuvième siècle.
L’émergence du
monisme. (1789-1900)
La Révolution
française confisqua les biens du clergé pour les remettre entre les mains de l’État
et les médecins parisiens y virent la chance d’instaurer une nouvelle médecine,
analytique. Les cadavres des morgues des milliers d’hôpitaux allaient fournir
le matériel expérimental pour établir des diagnostics révolutionnaires, basés
sur la concordance des symptômes avec les lésions ou inflammation révélée par
les autopsies.
Ce changement de
mentalité allait régler près d’un siècle et demi de pratique médicale en
Europe. Jusque-là, l’autopsie était étroitement liée à la peine capitale :
jusqu’au milieu du vingtième siècle encore, les corps des condamnés à mort ou ceux
des indigents dont personne n’avait réclamé la dépouille fournissaient le
support aux expérimentations, démonstrations et préparations.
À partir du Traité
des membranes (1800) de François-Xavier Bichat, le centre d’attention se
focalise sur les tissus : la nouvelle médecine s’intéressait en
particulier à la cage thoracique. Le cas d’école le plus célèbre étant la
corrélation entre les symptômes de tuberculose et les lésions pulmonaires,
révélée grâce à l’invention du stéthoscope de Théophile Hyacinthe Laennec.
Néanmoins, il
faudrait attendre le milieu du dix-neuvième siècle pour que les cerveaux
conservés dans les hôpitaux parisiens deviennent l’enjeu d’une vaste
controverse scientifique : la querelle de la localisation.
Comment Paul Pierre
Broca (1824-1880) parvint-il à forcer l’acceptation de ses thèses, avec tous
les pro- et contra-, reste une énigme historique. Anne Harrington évoque : « le
triomphe du modèle neurologique de Broca ne peut être compris sans sa pratique
clinicienne, ni sans de nombreux facteurs sociologiques et philosophiques. »
En tout cas, Broca fut le premier à recourir au musée anatomique et
pathologique, pour étayer ses thèses. Le fonds sur lequel il se basait était
celui constitué en 1834 grâce au legs du célèbre chirurgien Guillaume Dupuytren.
Ce dernier avait tout
d’abord rédigé son testament pour que l’on créât une chaire de médecine à son
nom, grâce à un don de 20.000 francs. Sur son lit de mort, il changea d’avis et
un codicille consacra cette somme à la fondation d’un musée d’anatomie
pathologique. Cette institution serait installée dans l’ancien réfectoire du
Couvent des Cordeliers où avaient été jusque-là entreposées des collections
dispersées dans les facultés de médecine. Le fonds s’accrût rapidement :
le premier catalogue, établi entre 1836 et 1842, recensait près d’un millier de
spécimens ; à la fin des années 1870, le musée comptait près de six mille
pièces.
Le 18 avril 1861,
Broca se procura le cerveau d’un patient aphasique auprès de la Société
Anthropologie, qu’il avait lui-même fondée en 1859. Le débat faisait alors rage
sur la localisation des zones du cerveau et Broca parvint à faire la
démonstration que la destruction des régions du lobe frontal entraînait la
perte du langage.
Apparemment, il
était particulièrement soucieux de l’importance historique du spécimen dont il
s’était servi : « Je n’ai pas exploité les parties les plus
profondes, de crainte d’abîmer ou de détruire le spécimen qui, selon moi, a sa
place au Musée. » Cette enquête serait suivie par une autre, auprès
d’un autre patient décédé. « Je ne cache pas ma surprise, proche de la
stupéfaction, lorsque je me suis aperçu que la région lésée était exactement au
même endroit que chez le premier patient. » Broca continua à prélever
les cerveaux des aphasiques du Musée Dupuytren.
Après quelques
années, le praticien se rendit compte d’un autre phénomène : dans tous les
cas de lésion de la troisième circonvolution cérébrale, on constatait une
aphasie et la lésion se trouvait toujours dans l’hémisphère gauche. À mesure
des comparaisons effectuées dans cette collection qui avait survécu au temps,
un motif commençait à apparaître qui contredisait toutes les idées reçues sur
la symétrie du cerveau.
En 1878, le
conservateur du musée, Charles Nicolas Houel établit un catalogue exhaustif. Le
troisième volume du catalogue contenait une section intitulée « Lésions
du Cerveau » et qui présentait plusieurs mentions concernant la
localisation des fonctions.
« Neuf
pièces du musée, numéros 55, 56, 60, 68, 69, 70, 72, 73, 76, sont des exemples
de lésions de l’hémisphère gauche et dans tous les cas, y compris dans le
numéro 51, une aphasie a été détectée. Pour ce qui est du numéro 71, on
constate un ramollissement de l’hémisphère gauche et du lobe pariétal avec une
pseudo-aphasie… Le numéro 61 présente un cas de lésion de la troisième
circonvolution frontale, sans pour autant constater d’aphasie. »
Cet « impératif
catalographique », pour employer l’expression de Stephen Jacyna, traduit
une volonté de standardisation et Houel rédigea une entrée dans laquelle il
décrit la nature de l’aphasie qui avait frappé « le brigadier du douzième
de Cavalerie, âgé de 25 ans, à l’occasion d’un traumatisme reçu à la tête, lors
de la bataille de Buzancy, le 28 août 1870. »
« Interrogé,
le patient comprit la question qui lui était posée et lorsqu’il tenta de
répondre, après quelques secondes d’hésitation, il réagit par des mimiques pour
signifier qu’il n’arrivait pas à parler et ce fut au prix d’un énorme effort
qu’il parvint à prononcer les mots oui et non. De même, il n’arrivait pas à
lire à voix haute ni à lire pour lui-même. Il ne comprenait rien du texte qu’on
lui avait présenté sous les yeux. Bien qu’il se montrât capable d’écrire les
mots, presque correctement, il les copiait lettre par lettre. »
Le diagnostic
comporte la phrase essentielle : « toute la matière cérébrale est
intacte, excepté la troisième circonvolution qui comporte un énorme abcès. »
À l’époque, l’étude
systématique de l’aphasie était mal reçue : l’origine matérielle du
langage faisait affront à la théologie. En 1868, sous le Second Empire, une controverse
éclata au Sénat au cours duquel le clergé, rallié par l’aile droite, s’en prit
à la Faculté de Médecine en l’accusant de propager l’athéisme, le matérialisme,
la négation de l’âme humaine et le blasphème. Il n’empêche : ces progrès
laissaient espérer une meilleure compréhension du cerveau et de ses troubles.
Au cours du dix-neuvième siècle, apparurent les premières archives consacrées à
la matière cérébrale.
En 1866, l’Asile de
West Riding, à Wakefield, dans le comté du Yorkshire, nomma un nouveau
superintendant, le psychiatre écossais James Chrchton-Browne (1840-1938) qui
transforma l’institution en centre de recherche neurologique. Un nom illustre
devait bientôt en émerger : le neurologue David Ferrier (1843-1928), un
Écossais lui aussi, mena de nombreuses expériences de vivisection, mais aussi
des autopsies de patients qui l’aidèrent à corréler les symptômes de
différentes pathologies.
En 1872,
Crichton-Browne nomma un pathologiste au sein de l’Asile, ce qui était alors
extraordinaire.
« La nomination
d’un pathologiste,
se justifie-t-il, est une étape nécessaire dans l’avancée du progrès
scientifique pour tous les Asiles d’aliénés de ce pays. Pour ma part, j’ai bien
conscience qu’aucun autre asile n’a encore promu un spécialiste de ce genre, mais
il subsiste peu de doutes que ce sera bientôt la norme dans d’autres pays, ce
qui aura pour conséquences un accroissement de nos connaissances sur les
pathologies cérébrales et sur les manières de les soigner ou de les prévenir.
Il serait bon que notre pathologiste réalise toutes les autopsies de notre
institution afin de constituer un Musée dont le projet est à l’étude… des
investigations chimiques et microscopiques élucideront les points restés
obscurs qui sont encore nombreux et qui contribuent malheureusement à plonger
notre discipline dans les ténèbres cimmériennes. »
Dans les
années 1890, William Lloyd Andriezen, le
pathologiste de l’Asile de West Riding, réunit une collection de près d’une
centaine de cerveaux humains, sans doute la première du genre en
Grande-Bretagne. Les archives de West Riding ont conservé un article d’Andriezen
dans lequel on retrouve des éléments de théorie de la dégénérescence,
typiquement fin-de-siècle, mais aussi une « doctrine du neurone. »
Andriezen commence
par saluer les récents progrès qui « traitent la folie comme une
maladie ordinaire et l’esprit comme une fonction cérébrale, présente chez tous
les animaux en proportions diverses. » Il poursuit en établissant
quatre lignes d’étude : la doctrine de la localisation ; la doctrine
des trois degrés d’évolution du système nerveux central ; la méthode
comparative et sociologique ; la théorie de la dégénérescence, associée à
des études ethniques et atavique.
Les matériaux de
son étude se basaient sur « près d’une centaine de cerveaux humains,
systématiquement préparés et autopsiés par le signataire au cours des deux
années qui viennent de s’écouler. Il n’existe à ma connaissance d’aucune autre
enquête sur le sujet, bien que les résultats de mes recherchent portent sur des
spécimens qui ont été présentés à d’autres. Les cerveaux ont été préparés par
fixation et sublimation d’alcool, puis par diverses teintures d’aniline… sur le
récent modèle de congélation puis de teinture bleu-foncé développé par Bevan Lewis. »
Après une longue
évocation de la « psychogenèse » des tissus cérébraux chez les
félidés, Andriezen annonce qu’il complètera ses travaux en étudiant le
processus inverse, « comment la pathologie naît, se développe et
évolue, à quel rythme elle affecte le système nerveux et le reste de
l’organisme. »
Ensuite, il affirme
son intention de se restreindre « aux maladies mentales induites par
l’alcoolisme » en raison « de l’évidence et de la simplicité des
causes qui les provoquent, de leur nosographie établie de longue date, et de
l’abondance ce sujets de recherche dans le domaine clinique, ce qui est heureux
pour la discipline pathologique. »
Les effets de
l’alcool sur le tissu cérébral sont, selon lui, « spécifiques et
profonds » ; il établit une liste de symptômes dans leur ordre
d’apparition, à partir de l’amnésie jusqu’à « l’estompement des
normes morales et éthiques » pour finir avec la mélancolie, la
paranoïa et diverses affections chroniques. Dans chaque cas, il cherche à
établir une corrélation entre les symptômes cliniques et se livre à des
descriptions simili-poétiques de transformation des cellules observées au
microscope : « bouillon protoplasmique où vibrionne une vie
spectrale. »
Les conclusions de
Broca sont typiquement fin-de-siècle avec leurs vertigineux raccourcis et leurs
références à l’hérédité et à la dégénérescence : « Les alcooliques
présentent un lourd passif héréditaire d’épilepsie, d’intempérance et de
conduites criminelles. »
Diagnostic
prématuré. (1871-1945)
Dans le pronostic d’Andriezen,
la terminologie finiséculaire de la dégénérescence occulte d’autres
développements encore moins éthiques que l’on pourrait qualifier de
« diagnostic prématuré », et qui consistent à biologiser des
phénomènes sociaux ou des comportements, en dehors de leur causes biologiques stricto
sensu. Un diagnostic qui devait mener à des programmes d’eugénisme et d’euthanasie
en Europe, et évidemment sous le Troisième Reich.
Le débat de la
localisation auquel Broca participa en 1861 avait commencé par un tout autre
débat : existe-t-il une corrélation entre l’intelligence et la taille du
cerveau ? Broca penchait pour l’affirmative et vers la fin du dix-neuvième
siècle, la recherche de marqueurs biologiques quantifiables était l’Arlésienne
des sciences humaines. À mesure que les puissances européennes poursuivaient
leurs visées colonialistes et que leurs gouvernements affrontaient la question
socialiste et féministe, le débat sur la taille du cerveau fournissait des
munitions pour justifier les hiérarchies sociales.
Parmi les partisans
de la thèse taille/intelligence, figure l’anatomiste prussien Samuel Thomas
Soemmerring (1755-1830). En 1784, sur base d’autopsies de cerveaux d’Africains,
il publie un traité sur les différences entre Européens et Maures dans lequel
il établit que les Africains ont des plus petits cerveaux que les Européens, ce
qui expliquerait leur manque de haute culture.
Les pauvres, les
indigents, morts dans les refuges, alimentaient également le débat sur
l’hérédité et la race tandis que les crânes des célébrités, collectés par les
« sociétés médicales » assuraient une forte représentation des
neurologues parmi les modèles de l’homme blanc. L’examen du cerveau des hommes
illustres connut un acmé lorsque le neurologue de Göttingen, Rudolf Wagner
(1805-1864) étudia le cerveau de son collègue, le mathématicien Carl Friedrich
Gauss (1777-1855) et qu’il s’aperçut que les circonvolutions de son cortex
étaient étrangement nombreuses et profondes.
Cinq chercheurs de
l’Hôpital où Wagner travaillait autorisèrent l’examen de leur cerveau
post-mortem, mais les résultats furent décevants. « Une blouse de
médecin ne constitue pas nécessairement un certificat de génie, ironisa
Broca : je me suis laissé dire que certaines chaires de Göttingen
pourraient être occupées par des personnes pas aussi remarquables que ça. »
Les investigations
neurologiques de Wagner s’inscrivaient dans un contexte de hiérarchisation
raciale : les Allemands au sommet et les Africains tout en bas. Robert
Bennet Bean (1874-1944), alors professeur à l’Université du Michigan, postulait
qu’il existait « une différence de taille et de forme entre le cerveau
d’un européen blanc et celui des nègres. » Bean se basait sur les
collections de son temps, notamment celles de l’Hôpital universitaire John
Hopkins, entre autres du département Pathologie, voire de la propre collection
de Bean, à laquelle il fallait ajouter « les cerveaux d’Allemands,
fournis par le laboratoire berlinois du Professeur Waldeyer. »
Cependant, les
recherches de Bean le détrompèrent rapidement : non, il n’existait pas de
différence de taille ou de poids entre le cerveau d’un Noir ou d’un Blanc. Il
rédigea une annexe à ses travaux dans laquelle il affirmait : « Tant
de facteurs entrent en compte que nous pouvons nous demander si ce débat
taille/poids/intelligence a encore un sens. » Mais il relativisait sa
déception : « Des nègres errent à travers tout le pays, sans
domicile fixe, et cela en bien plus grand nombre que les Blancs et ce choix
plus vaste pourrait expliquer la meilleure qualité des spécimens dont nous
héritons. »
Les spécimens
anonymes de Bean contrastent avec les cerveaux des collectés en 1907 par Edward
Anthony Spitzka (1876-1922), professeur d’Anatomie comparée au Jefferson
Medical College. Dans son article intitulé « Une étude des cerveaux de
six éminents scientifiques et universitaires de la Société Anthropométrique
américaine », il louait le « courage et la sagesse d’un petit
nombre de penseurs qui ont contribué au progrès scientifique en léguant leur
cerveau à la science, pour qu’ils soient examinés par des organismes comme la
Société d’Autopsie Mutuelle de Paris, fondée en 1881. »
Hélas, la récolte
n’était guère convaincante : en Suède, une initiative semblable ne livra
que deux cerveaux… ceux des fondateurs et même la société parisienne n’obtint
qu’une dizaine de spécimens en un quart de siècle. Quant à la Société
Anthropométrique américaine, elle ne détenait que huit cerveaux, dont celui du
poète Walt Whitman qui s’éparpilla sur le sol, suite à une maladresse d’un
laborantin. L’Association Cornell, sous la direction du professeur Burt G.
Wilder (1841-1925) était mieux pourvue en nombre, moins en
« qualité » puisqu’il s’agissait d’environ soixante-dix cerveaux de
« personnes ordinairement éduquées. »
Spitzka entreprit
une recherche sur 130 hommes célèbres et 4 femmes, avec des études comparatives
de leurs cerveaux, des évaluations de leur intelligence, de leurs capacités
intellectuelles, de leurs qualités morales, afin de parvenir à une corrélation.
L’historien George Grote, auteur d’une Histoire de la Grèce (1846) qui
fit référence, avait exprimé de son vivant le souhait que « son cerveau
soit attentivement examiné et pesé, afin de déterminer sir le cerebellum
n’était pas abîmé comparé avec le cerebrum. »
En clair, cette
requête, formulée en 1817, visait à déterminer si ses « hautes facultés
intellectuelles » ne s’étaient pas développées au détriment des
inclinations plus primitives du cerveau inférieur. La vanité de Grote fut sans
doute satisfaite à titre posthume lorsque John Marshall déclara que « son
cerveau était un modèle d’organisation et de perfection. »
La Société
d’Autopsie Mutuelle opérait selon des critères raciologiques. Ainsi, l’article
de Spitzka consacré à l’évolution comportait des illustrations chronologiques
où un cerveau de non-blanc apparaissait entre deux autres, respectivement celui
d’un primate et d’un homme illustre, le physicien et mathématicien Siljeström.
Il n’existe qu’un seul croquis où un cerveau non-européen est identifié :
la figure 3, page 225, qui porte la mention « cerveau de Sartjee »
ou « Vénus Hottentote » mais ce spécimen est contigu à celui
de « l’orang-outang Rajah » et cette proximité ne visait
évidemment qu’à souligner l’infériorité prétendue des populations non-blanches.
En 1909,
l’anatomiste et pathologiste américain Franklin Mall (1862-1917) publia « De
plusieurs caractéristiques anatomiques du cerveau humain et de ses prétendues
variations selon la race et le sexe, en particulier le poids du lobe frontal. »
Il y réfutait les théories de son élève Robert Bean et recourait à un critère
de sélection à l’aveugle : il ne savait pas par avance à qui les cerveaux
qu’il autopsiait appartenaient, afin d’éviter les biais méthodologiques de ses
prédécesseurs.
Néanmoins, ces
biais raciaux devaient atteindre leur paroxysme au cours de la Seconde Guerre
mondiale, en Allemagne. L’hygiénisme racial affirmait la primauté des facteurs
génétiques et biologiques dans les comportements humains les plus complexes. En
1934, Rudolf Hess déclarait : « le national-socialisme n’est que
de la biologie appliquée. »
Et c’est ainsi qu’en
Allemagne, en 1939, un comité médical fut institué pour réaliser un programme
d’euthanasie sur les « vies indignes d’être vécues », indignes selon
les critères des architectes du Troisième Reich. Six centres furent établis,
notamment à l’hôpital psychiatrique de Brandenburg-Görden où le célèbre
neurologue Julius Hallervorden (1882-1965) pratiqua pendant toute la Seconde
Guerre mondiale.
Hallervorden,
membre du NSDAP, allait exploiter les résultats du programme d’euthanasie AktionT4.
En décembre 1942, il rédige un rapport à l’Association Allemande de Recherche
dans laquelle il se félicite : « Au cours de l’été, j’ai disséqué
près de 500 encéphales de faibles d’esprit. » En 1944, Hallervorden
écrivit au Professeur Paul Nitsche, responsable en chef de l’AktionT4 : il
dénombre avoir reçu 697 cerveaux, « y compris ceux qui j’ai
personnellement sélectionnés à Brandenburg. »
Après la guerre,
Hallervorden décrivit sa collection à Leo Alexander, consultant au Tribunal de
Nuremberg :
« J’avais
appris qu’ils se préparaient à cela. Je suis donc allé les trouver en leur
disant : écoutez, messieurs, si vous comptez tuer tous ces gens, prenez au
moins leurs cerveaux pour que nous puissions les employer. Nous avons récolté
des matériaux de la première importance : parmi ces cerveaux, beaucoup
étaient atteints de pathologies, de malformations infantiles. Ils m’ont
demandé : combien pouvez-vous en disséquer ? Je leur rai donné une
estimation volontairement basse et ils sont revenus avec une ambulance pleine
de casiers de 150 à 250 exemplaires… J’ai obtenu du fixatif, des bocaux, des
armoires et des instructions pour commencer à procéder. »
Après guerre, la collection
fut entreposée à l’Institut Max Planck mais il faudrait attendre 1989 pour que
tous les spécimens collectés entre 1933 et 1945 reçoivent l’inhumation à
laquelle ils avaient droit.
En février 1989, la
Collection Hallervorden, étroitement rangée, comptait près de 10.000
bocaux : ils furent incinérés et leurs cendres enterrées dans un cimetière
de Munich où une stèle leur est consacrée.
Optimisme
thérapeutique : 1900-2000.
Une autre méthode
d’archivage du cerveau se développait au début du vingtième siècle et c’est
elle qui allait s’imposer à tous les spécialistes. Le neurochirurgien américain
Harvey Cushing (1869-1939) réalisa des prélèvements sur des patients, parfois
post-mortem.
Cushing avait
étudié en Europe et visité la collection Hunterian à l’Université de Glasgow.
Dans sa correspondance privée, il se congratule sur cette « merveilleuse
découverte » et ajoute : « Il y avait là des préparations,
des systèmes nerveux en bon état, mais j’en ai vu assez peu. Les injections sur
les bords de la pie-mère étaient particulièrement réussies, elles couraient sur
une longueur de deux centimètres, ou plus, et débordaient sur les
circonvolutions intérieures. »
Selon J. Fulton, le
biographe de Cushing, cette découverte fut décisive pour le scientifique et stimula
sa bibliophilie et sa fièvre de collection.
Après son voyage
d’étude en Europe, Cushing revint à son poste de chirurgien à l’Hôpital John
Hopkins où il se spécialisa dans les troubles du système nerveux central. Peu
après son retour aux États-Unis, il échoua à diagnostiquer un kyste sur la
glande pituitaire d’un de ses jeunes patients et découvrit que le département
de pathologie n’avait pas conservé la matière cérébrale du défunt, après son
autopsie.
Par la suite,
Cushing insista pour obtenir la charge d’entreposage et d’étude de tous les
encéphales prélevés qui porteraient des traces de lésions intracrâniennes suite
à des interventions chirurgicales.
En 1910, il fut
nommé Chirurgien en Chef à l’Hôpital Peter Bent Brigham où il s’occupa des
indigents ; en novembre de la même année, il pressa l’institution
d’adopter un règlement d’ordre intérieur pour que « l’admission de
chaque patient et de ses proches ne soit autorisée qu’après acceptation des
intéressés d’un legs de leur corps à la science, pour qu’une autopsie
post-mortem soit réalisée, dès lors que le personnel en ressentirait la
nécessité impérieuse. »
Ce projet fut
abandonné au profit d’une « pression » exercée sur les patients et
les membres de leur famille et c’est ainsi qu’il obtint, selon ses propres
estimations, « une réponse positive de plus de 90 patients. »
Cushing insista pour conserver les cerveaux des cadavres disséqués en plus de
sa propre collection de tumeurs, extraites par ses soins.
En 1932, lorsque
Cushing prit sa retraite, la question se posa de savoir quoi faire de cette
collection : on suggéra la création d’un registre des tumeurs au cerveau.
L’Université de Yale avait proposé à Cushing une chaire de neurologie et lors
de son déménagement à New Haven, il avait emporté sa collection avec lui. Les
archives se composaient d’environ 2000 spécimens de tumeurs, ainsi que de près
de 15.000 négatifs photographiques.
Cushing avait
établi un dossier personnel pour chaque entrée avec un luxe de détails :
la fiche d’un patient de 13 ans, atteint d’une tumeur au cerveau, comporte près
de 25 pages de description, y compris du déroulement de l’opération, sans
oublier une photographie avant et après le traitement, ainsi que la
correspondance du patient à sa mère dans laquelle il narre ses complications.
En 1939, après la
mort de Cushing, la collection continua à s’agrandir sous la surveillance du Dr
Louise Eisenhardt, la première femme neurologue, et qui fut responsable du Journal
de Neuro-Chirurgie jusqu’en 1960. À partir des années 70, l’intérêt
scientifique pour de telles archives diminua et le registre fut consigné dans
le sous-sol de l’internat du département médical de l’Université de Yale où il devint
une sorte de légende parmi les internes. Actuellement, un projet est en cours
pour fourbir de nouveau la collection qui s’est révélée d’un précieux intérêt
historique.
Les neurosciences
s’épanouirent après la Seconde Guerre mondiale et cet intérêt correspondit avec
un accroissement de l’archivage cérébral. Selon un récent inventaire des
collections de tissus humains, le Ministère de la Santé britannique a déterminé
que sur les 54.300 organes détenus par les différents services et institutions
médicales du pays, 23.900 étaient des cerveaux, soit près de 44% de l’ensemble.
Dans les
collections « muséales » d’avant 1970, y compris un musée de la
médecine fondé au dix-neuvième siècle, les cerveaux représentaient un bon
cinquième des spécimens. Cette prédominance s’explique sans doute pour des
impératifs techniques : avant une dissection, un cerveau exige une
préparation d’une semaine, ce qui signifie qu’il ne peut être remis en place
avant l’enterrement du donneur, au contraire des autres organes.
Dans les années 60,
l’archivage des cerveaux subit un bouleversement inédit en près de deux siècles
d’histoire. La matière grise commença à être stockée à des fins prospectives et
non plus immédiates.
L’American Brain
Banking Network recense 73 institutions à travers le monde dont la plupart
n’étudient qu’une seule pathologie à la fois. La « molécularisation »
de la médecine apporta une innovation de taille : la congélation qui
préserve les caractéristiques biochimiques des tissus, ce qui n’était pas le
cas avec le formol. Dans les années 1890, le chimiste James Dewar entreprit des
études pionnières sur cette technique de très basses températures produites par
l’évaporation de gaz liquides, émise par des éprouvettes à vide artificiel.
En 1959, lors de la
première réunion de la WFN, Fédération Mondiale de Neurologie, l’archivage par
cryogénisation des spécimens cérébraux fut institué comme règle
internationale ; en 1961, la première Banque Nationale Neurologique fut
créée à l’Université du Michigan d’où elle déménagea en 1971 pour le Hôpital
des Anciens Combattants à l’Ouest de Los Angeles, lequel allait devenir un
modèle du genre, où seraient recueillis les archives de « tous les
donneurs atteints de pathologies diverses, neurologiques, psychiatriques, de
maladies chroniques, ou qu’il s’agisse de simples patients de différents âges. »
— Encyclopédie des Neurosciences.
Le but de telles
institutions est de réduire le temps entre la mort du donneur et la
cryogénisation de son cerveau. Si le donneur décède dans un périmètre de
cinquante miles aux alentours de la Banque.
« Tout est
fait pour assurer la conservation des tissus et la personne décédée est
immédiatement transportée vers la morgue la plus proche où l’autopsie est
réalisée, le cerveau prélevé, stocké dans la glace et amené à nos laboratoire
pour parachever son traitement. Un service de garde assure le
fonctionnement du service 24 heures sur 24. Tous les donneurs subissent un
examen psychologique, avec un profilage approfondi dans le cas de troubles
mentaux, d’un passé d’alcoolisme, d’abus de drogues, de syphilis, d’infection
au VIH, chorée de Huntington, etc. »
Les cerveaux
fraîchement prélevés subissent également un examen visant à y déceler des
anomalies. Le cerebrellum ou zone postérieure et inférieure, et le Pont
de Varole sont prélevés intacts, puis le cerebrum est incisé
frontalement en sections de 6 mm de large, au moyen de 26 lames différentes,
afin d’éviter toute contamination des coupes contiguës dont chaque face est
photographiée ; la congélation du tronc cérébral fait disparaître les
contrastes entre la matière blanche et la matière grise.
Les prélèvements
sont ensuite déposés dans des réceptacles étanches et pré-congelés sur des
plaques d’aluminium refroidies par nitrogène liquide, pour éviter la formation
de cristaux. Trente-cinq congélateurs à ultra-basses températures font l’objet
d’une surveillance quotidienne et sont équipés de groupes électrogènes pour
éviter toute dispersion ou perte de température en cas de panne de secteur.
Outre cette haute
technologie novatrice, les banques de cerveaux bénéficient, depuis les années
60/70, d’autres méthodes de collecte, plus sophistiquées que celles de leurs
prédécesseurs. Ainsi, plutôt que de recourir aux dépouilles des indigents, les
banques de cerveaux entreprennent des campagnes d’informations auprès des
patients et de leurs familles pour y recruter des donneurs.
Ainsi, la Banque
Neurologique Nationale Américaine a-t-elle développé un programme « Gift
of Hope », don d’espoir : des représentants de la Banque de
Cerveaux organisent des réunions d’information pour « corriger les
préjugés et fournir une information adéquate, par le cœur et par la raison,
pour soutenir les familles éplorées et les rassurer sur le traitement réservé à
la dépouille de leurs défunts. »
Les archives
cérébrales du vingt-et-unième siècle adoptent la structure d’une banque de
données et non d’un musée : les spécimens y sont physiquement gelés et
traduits numériquement dans des réseaux informatiques, une transformation qui
implique une interaction systémiques et non plus la passivité d’artefacts en
vitrine. Ainsi va toute chair… la peau, le sang, les organes vitaux, le sperme
font également l’objet d’une mise en données et ce déplacement de la fixation
chimique à la cryogénisation est plutôt une bonne nouvelle.
Selon les termes de Paul Rabinow (1996), « la fragmentation du corps humain par les biosciences nous aide à constituer une réserve discrète de produits et d’effets de savoirs biochimiques et moléculaires. » En effet, on ne peut que se réjouir des campagnes de sensibilisation de ces thématiques auprès du grand public : le don de cerveaux peut aussi sauver des vies.
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