Nature morte

Ill. : The Kiss (1982) par J.-P. Witkin. Source : Le regard de l’anatomiste, dissections et invention du corps en Occident, par Rafaël Mandressi, éditions du Seuil, collection L’Univers historique.

Le cadavre est un objet inquiétant qui communique à la discipline qui l’explore un statut culturel singulier, fait de mystère, d’effroi et de fascination. Il lui transmet ses propres connotations nocturnes. Fendre les tissus inertes et y fouiller est un geste grave, audacieux. Tel que le représentent, par exemple, les leçons d’anatomie de la peinture hollandaise du dix-septième siècle, ou les frontispices des traités : étendu sur la table de dissection, le cadavre offre sa nudité crue au scalpel de l’anatomiste et au regard vorace de l’assistance.

Image sévère, à laquelle les artistes et les illustrateurs font assidûment appel en même temps que les dissections se font régulières dans les amphithéâtres des universités européennes. Elles cessent d’être une rareté, sans que pour autant l’acte anatomique devienne un événement banal : il suffit de jeter un coup d’œil à la production iconographique elle-même pour vérifier que la circonstance est toujours extraordinaire, que l’on assiste à une expédition dont on ne revient pas indemne.

La matière cadavérique recèle des miserabilia, au dire du bedeau Pelegrinus, qui ne peuvent laisser indifférent. Léonard de Vinci le sait fort bien, qui veut dissiper l’angoisse d’autrui : « Ô toi qui te livres à des spéculations sur cette machine qui est nôtre, ne t’afflige pas d’apprendre à la connaître au moyen de la mort d’autrui, mais réjouis-toi que notre Créateur ait gratifié l’intellect d’une telle excellence de perception. » 

Léonard qui sait aussi que la tâche de l’anatomiste est pénible et qu’il est souvent difficile d’y faire face, car même « si tu as l’amour de cette chose, tu en seras peut-être empêché par une répugnance de l’estomac ou, si cela ne t’en détourne pas, peut-être auras-tu la crainte de passer les heures nocturnes en compagnie de cadavres tailladés et lacérés, horribles à voir. » Michel-Ange, on s’en souviendra avait fini par renoncer à la dissection des êtres humains et ceci parce qu’ayant fort longtemps pratiqué cette étude, il finit par être écœuré au point qu’il ne pouvait plus rien avaler ni boire. Les cadavres, reconnaît Benedetti, « immunda sunt »

Dans son Traité d’anatomie et de physiologie… (1786), Félix Ficq d’Azyr (1748-1794) considère toujours que « l’Anatomie est peut-être parmi toutes les sciences celle dont l’étude offre le plus de difficultés : ses recherches sont non seulement dépourvues de cet agrément qui attire, elles sont encore accompagnées de circonstances qui repoussent ; des membres déchirés et sanglants, des émanations infectes et malsaines, l’appareil affreux de la mort, sont les objets qu’elle présente à ceux qui la cultivent. Ce n’a été qu’en descendant dans les tombeaux et en bravant les lois des hommes pour découvrir celles de la Nature que l’Anatomiste a jeté d’une manière pénible et dangereuse les fondements des connaissances utiles. »

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