Monsieur le Vivisecteur

 

Ill. : Frederik Ruysch (1638-1731) Texte : Le regard de l’anatomiste, dissections et invention du corps en Occident, par Rafaël Mandressi, éditions du Seuil, collection L’Univers historique.

L’esthétisme anatomique envahit les trois dimensions, aussi bien dans la sculpture proprement dite qu’à travers les préparations anatomiques, naturelles ou artificielles. La distinction entre naturel et artificiel ne s’applique en fait qu’à la matière première de ces préparations, cadavres ou cires, puisque même lorsqu’il s’agissait de pièces organiques, le processus de préparation impliquait de les transformer en artifice, au sens strict du terme. Le procédé requérait la connaissance et la maîtrise de techniques précises de dessèchements des tissus et d’injection intravasculaires, cette dernière technique introduite au seizième siècle par Eustachi, mises au point au Pays-Bas dans la seconde moitié du dix-septième siècle.

Frederik Ruysch, dont le nom est associé à la création de ces méthodes de préparation de pièces anatomiques, avait été cependant précédé par deux de ses collègues. Selon Fontenelle, Régnier de Graaf, ami intime de Ruysch, fut le premier « qui pour voir le mouvement du sang dans les vaisseaux et les routes qu’il suit pendant la vie, inventa une nouvelle espèce de seringue, par où il injectait dans les vaisseaux une matière colorée, qui marquait tout le chemin qu’elle faisait, et par conséquent celui du sang. » Mais la matière injectée s’échappait continuellement et l’invention fut abandonnée. Le mérite de donner une solution à ce problème revint à Jan Swammerdam (1637-1680), anatomiste et naturaliste hollandais lui aussi. Il utilisa pour les injections une matière chaude, « qui en se refroidissant à mesure qu’elle coulait dans les vaisseaux s’y épaississait de sorte qu’arrivée à leur extrémité, elle cessait de couler. » Mais Swammerdam « ne suivit pas lui-même bien loin sa nouvelle invention. Une grande pitié, qui vint à l’occuper entièrement, l’en empêcha et ne le rendit pourtant pas assez indifférent sur son secret, pour en faire part à M. Ruysch son ami, qui en était extrêmement curieux.

Ruysch chercha donc ce secret par ses propres moyens, et les résultats obtenus furent extraordinaires : « Les parties étaient injectées de façon à ce que les dernières ramifications des vaisseaux, plus fines que des fils d’araignées, deviennent visibles, et, ce qui est encore plus étonnant, ne l’étaient pas quelquefois sans microscopie. » Dans les préparations de Ruysch, « on voyait de petites parties qui ne s’aperçoivent ni dans le vivant, ni dans le mort tout frais. » Tout ce qui était injecté, dit Fontenelle, « conservait sa consistance, sa mollesse, sa flexibilité et même s’embellissait avec le temps, parce que la couleur en devenait plus vive jusqu’à un certain point. » Les cadavres, quoiqu’avec tous leurs viscères n’avaient point de mauvaise odeur, au contraire, ils en prennent une agréable, quand même ils eussent senti fort mauvais avant l’opération. »

Le secret de Ruysch les préservait de la corruption, « tous ces morts sans dessèchement apparent, sans rides, avec un teint fleuri et des membres souples, étaient presque des ressuscités ; ils ne paraissaient qu’endormis, tout prêts à parler, quand ils se réveilleront. Les momies de M. Ruysch prolongent en quelque sorte la vie, au lieu que celles de l’ancienne Egypte en prolongent que la mort. »

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