« Mécanique plaqué »

 

Ill. : Vampires et machines, un livre important. Source : Le regard de l’anatomiste, dissections et invention du corps en Occident, par Rafaël Mandressi, éditions du Seuil, collection L’Univers historique.

L’automate des Lumières paraît concrétiser et porter à sa vérité les conceptions du vivant comme mécanique : « puisque le vivant était représenté depuis un siècle et demi comme Machine, la machinerie de l’automate, au lieu de copier le vivant, le réalise. Voilà pourquoi l’automate n’est pas simplement la copie, en ressorts et rouages de l’homme en chair et en os : comme un discours insistant le disait depuis si longtemps comme machinerie, le vivant apparaît dans et par la machinerie » écrit Paul-Laurent Assoun.

Or, l’automate, d’après les procédés de sa fabrication et les écrits de ses constructeurs est une créature née de la rencontre de l’anatomie et de l’horlogerie. Le savoir technique des « mécaniciens de génie », fécondé par l’épistémê anatomique, monte pièce par pièce des artifices exprimant enfin la réalité de l’anatomia animata. Reste à se demander à quel point cette anatomia animata n’est pas malgré tout, en dernière analyse, une anatomie avec une âme, une structure mobile, comme celle décrite par Winslow dans son ostéologie, mais qui nécessite quelque principe extérieur pour finalement s’animer.

Le docteur Frankenstein imaginé par Mary Shelley en 1818 en fit l’expérience. Il était obsédé par la question « du principe de la vie » et avait, à cet égard, une conviction : « pour rechercher les causes de la vie, il est indispensable d’avoir d’abord recours à la mort. J’appris donc l’anatomie. » Mais cela ne suffisait pas : il fallait essayer la matière inerte. » Il se mit ainsi à rassembler des matériaux aptes à « préparer un corps pour recevoir la vie, réaliser l’entrelacement de ses fibres, de ses muscles et de ses veines » et à chercher en même temps « l’étincelle de vie qui concevra les horreurs de mon travail secret, tandis que je tâtonnais, profanant l’humidité des tombes, ou torturais l’animal vivant pour animer l’argile inerte. » Pendant deux ans, dit-il, « je ramassais des ossements dans les charniers, et mes doigts profanes troublaient les mystères de l’édifice humain… La salle de dissection et l’abattoir me fournissaient une grande partie de mes matériaux. »

Par une lugubre nuit de novembre, la réussite couronne ses efforts : « dans une anxiété proche de l’agonie, je rassemblai autour de moi les instruments qui devaient me permettre de faire passer l’étincelle de la vie dans la créature inerte étendue à mes pieds. Il était déjà une heure du matin ; une pluie funèbre martelait les vitres et ma bougie était presque consumée, lorsque à la lueur de cette lumière à demi éteinte, je vis s’ouvrir l’œil jaune et terne de cet être ; sa respiration pénible commença, et un mouvement convulsif agita ses membres. »

Frankenstein, le « Prométhée moderne », agit en anatomiste mécanicien vivisecteur : il récupère ici et là les pièces nécessaires et construit d’abord une anatomie ; puis, il dut l’animer, en lui communiquant l’étincelle qu’il avait découverte en disséquant des animaux vivants. À l’aube d’un dix-neuvième siècle, la fable morale de Mary Shelley fait un portrait-robot, aux traits grossis, du drame épistémologique de la vie fugitive et du cadavre automate. Elle résume pour l’esprit romantique les limites de l’entreprise anatomique et la quête des moyens, théoriques et pratiques, qui pourraient permettre de les dépasser.

Elle met en scène le dégoût et la fascination, le désir de science, l’aventure cadavérique, l’assemblage des morceaux corporels, l’opacité du vivant à force de le chercher dans le mort. Elle compose, en quelque sorte, une parabole de la cruauté humaine.

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