« Meaning of pain »

 

Source : Le regard de l’anatomiste, dissections et invention du corps en Occident, par Rafaël Mandressi, éditions du Seuil, collection L’Univers historique.

C’est à l’article « Anatomie » que fait irruption la plume de Diderot, qui a peut-être jugé trop modérée l’introduction de Tarin :

« Me sera-t-il permis d’exposer ce que je pense sur l’emploi qu’on fait ici du terme d’humanité ? Qu’est-ce que l’humanité ? Sinon une disposition habituelle du cœur à employer nos facultés à l’avantage du genre humain. Cela suppose ce qu’a d’inhumain la dissection d’un méchant. Puisque vous donnez le nom d’inhumain au méchant qu’on dissèque, parce qu’il a tourné contre ses semblables des facultés qu’il devait employer à leur avantage, comment appelez-vous l’Erasistrate, qui surmontant sa répugnance en faveur du genre humain, cherche dans les entrailles du criminel des lumières utiles ? Quelle différence mettez-vous entre délivrer de la pierre un honnête homme et disséquer un méchant ? L’appareil est le même de part et d’autre. Mais ce n’est pas dans l’appareil des actions, c’est dans leur objet, c’est dans leurs suites, qu’il faut prendre les notions véritables des vices et des vertus. »

Un efficace procédé rhétorique permet à Diderot d’inverser l’argument adverse pour le réfuter et se l’approprier avant d’énoncer sa propre thèse : « Je ne voudrais être ni Chirurgien, ni Anatomiste, mais c’est en moi pusillanimité et je souhaiterais que ce fut l’usage parmi nous d’abandonner à ceux de cette profession les criminels à disséquer et qu’ils en eussent le courage. De quelque manière qu’on considère la mort d’un méchant, elle sera bien autant utile à la société au milieu d’un amphithéâtre que sur un échafaud et ce supplice serait tout au moins aussi redoutable qu’un autre. »

L’utilité sociale, tant de fois invoquée en défense des dissections cadavériques, comparaît ici pour servir à des fins identiques à l’égard de la vivisection humaine. De même qu’il faudrait interdire l’inhumation des corps sans les avoir préalablement ouverts, proposition de Diderot dans l’article « Cadavre », aucun condamné à mort ne devrait être exécuté sans avoir eu la chance de se rédimer partiellement, en contribuant au progrès de l’anatomie, de la médecine et de la chirurgie. S’il survivait à l’opération que l’on pratiquerait sur lui, on le récompenserait par l’annulation de sa peine.

Diderot propose donc une sorte de contrat où tous peuvent trouver leur compte. Les anatomistes parce qu’ils disposeraient de nouvelles possibilités d’expérimentation : « quant aux criminels, il n’y a plus guère qui ne préférassent une opération douloureuse à une mort certaine et qui plutôt que d’être exécuté ne se soumissent soit à l’injection de liqueurs dans le sang, soit à la transfusion de ce fluide et ne se laisseraient ou amputer la cuisse dans l’articulation ou extirper la rate, ou enlever quelque portion du cerveau, ou lier les artères mammaires et épigastriques, ou ouvrir l’œsophage, ou lier les vaisseaux spermatiques sans y comprendre le nerf ou essayer quelque autre opération sur quelque viscère. »

Inquiétant esprit didactique qui transforme la longue digression avec laquelle Diderot entend redresser les propos de Tarin en un inventaire de la cruauté anatomique.

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