« M’as-tu vu en cadavre ? »

 

Source : Le regard de l’anatomiste, dissections et invention du corps en Occident, par Rafaël Mandressi, éditions du Seuil, collection L’Univers historique.

La voie judiciaire, octroyant à peine une poignée de corps chaque hiver, ne pouvait satisfaire des savants qui n’ont cesse de répéter qu’il en faut plusieurs rien que pour une inspection complète de toutes les parties : on ne peut tout bien voir sur un seul cadavre, car certains organes en cachent d’autres et en les enlevant pour examiner ce qui demeure occulte, on déchire inévitablement les parties adjacentes. Berengario, Fernel, Niccolo Massia, Du Laurens y insistent.

Léonard aussi qui met l’accent sur la décomposition : « comme un seul corps ne dure pas le temps qu’il faut, il m’a fallu procéder par étapes : sur autant de corps qu’il en fallait pour arriver à l’entière connaissance ; et j’ai souvent recommencé deux fois pour découvrir les différences. » L’approvisionnement en matière à disséquer devait par conséquent se faire par des moyens autres que licites. En se rendant notamment aux cimetières pour exhumer des cadavres fraîchement enterrés, ou aux gibets pour y dépendre de façon clandestine les suppliciés.

Ce sont des pratiques assez anciennes : on a déjà fait référence au procès des étudiants bolonais qui en 1319 furent poursuivis pour violation de sépulture et vol de cadavre, qu’ils disséquèrent au domicile de maître Alberto. On sait par Vésale lui-même que l’ardeur de son désir pour la connaissance anatomique lui valut de rester toute une nuit au cimetière pour s’emparer, au milieu de la nuit, d’ossements qu’il décrocha des potences et réunit dans un lieu à l’écart, afin d’y revenir le lendemain et les emmener chez lui. Les dissections secrètes, tenues à la suite d’expéditions nocturnes du même genre, n’étaient pas inhabituelles à Montpellier au milieu du seizième siècle. En témoigne le journal de Félix Platter :

« Non seulement, je ne manquais jamais d’assister aux dissections d’hommes ou d’animaux qui se faisaient au Collège, mais j’étais aussi de toutes les autopsies que l’on pratiquait secrètement sur des cadavres et j’en étais venu à mettre moi-même la main au scalpel, malgré la répulsion que j’avais éprouvée d’abord. Je m’exposai même à plus d’un danger, avec d’autres étudiants français, pour me procurer des sujets. » Ils se glissaient dans les cimetières des cloîtres, décrochaient quelque cadavre et le portaient ensuite chez un certain Gallotus, bachelier en médecine, qui leur prêtait sa maison pour disséquer le butin. » Des individus appostés, raconte Platter, nous prévenaient des enterrements et nous menaient la nuit à la fosse. »

La première de ces excursions eut lieu le 11 décembre 1554 : « à la nuit close, Gallotus nous conduisit hors la ville, au couvent des Augustins où nous attendait un moine, appelé frère Bernard, gaillard déterminé, qui s’était déguisé pour nous prêter la main. À minuit, dans le plus grand silence et l’épée à la main, nous nous rendons au cimetière du couvent Saint-Denis, où nous déterrons un corps avec nos mains. » Il avait été enterré le jour même et la terre n’était pas encore tassée. Le cadavre est tiré dehors par des cordes, enveloppé dans des couvertures, et porté sur deux bâtons jusqu’aux portes de la ville.

« Là, poursuit Platter, nous mettons le corps à l’écart, pour aller frapper à la poterne, qui s’ouvrait pour entrer et sortir de nuit. Le vieux portier vient nous ouvrir en chemise ; nous le prions de nous donner à boire, sous prétexte que nous mourrions de soif, et pendant qu’il va chercher du vin, trois d’entre nous font passer le cadavre et le portent sans désemparer dans la maison de Gallotus, qui n’était pas bien éloignée. Le portier ne se douta de rien, et nous rejoignîmes nos compagnons. »

Encouragés par le succès de cette expédition, Platter et ses camarades la renouvelèrent cinq jours plus tard. Cette fois-ci, ce sont deux corps qu’ils exhument. Arrivés aux portes de la ville, ils n’osent pas réveiller le concierge, et l’un d’entre eux se glisse donc à l’intérieur par un trou sous la porte. On lui fait passer les cadavres par la même ouverture, puis les autres suivent à leur tour le même chemin. Excédés par les violations de sépulture, les moines de Saint-Denis se mirent à garder désormais leur cimetière « et quand il se présentait un étudiant, ils le recevaient à coups d’arbalète. »

Malgré cela, le 31 janvier, « nous fîmes une nouvelle expédition au cimetière hors la ville. Nous déterrâmes une vieille femme et un enfant que nous portâmes au couvent des Augustins, chez le frère Bernard, où l’on fit l’autopsie ; car il ne fallait plus songer à les faire entrer secrètement en ville. »

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