« J’avance écorché vif »

 

Source : Le regard de l’anatomiste, dissections et invention du corps en Occident, par Rafaël Mandressi, éditions du Seuil, collection L’Univers historique.

Les préparations d’Honoré Fragonard pour le cabinet anatomique de l’École d’Alfort, qu’il dirigea de 1795 à 1771, dépassent clairement les fins d’enseignement de l’anatomie comparée auxquelles elles étaient en principe vouées. L’une des pièces maîtresses de Fragonard, un cavalier anatomisé monté sur un cheval dans l’attitude au galop, était censée servir d’outil à l’étude comparée de l’anatomie animale et humaine.

Rien n’obligeait l’anatomiste, pourtant, à mettre son extraordinaire virtuosité au service de la création d’une véritable sculpture, une figure à la beauté lugubre, comme transie dans un galop fantomatique.

Ce ne fut certainement pas un souci scientifique qui conduisit Fragonard à mettre entre les mains du cavalier un fouet et des rênes de soie bleue passées dans la mâchoire de sa monture, accessoires aujourd’hui disparus. Ni à composer une sorte de danse hallucinée de trois fœtus anatomisés, ou à donner une expressivité singulière, renforcée par l’absence des paupières et la dilatation des veines du visage, à sa préparation de l’homme tenant à la main une mandibule de cheval, allusion à Sanson, par laquelle l’anatomiste « choisit d’interpréter librement la figure du héros, redéfinie au dix-huitième siècle. »

Il y a bien évidemment dans ces préparations qui prétendent figer la dissection sans qu’elle puisse être contemplée en dehors des urgences de la décomposition, quelque chose d’autre que la volonté pédagogique d’exposer la nature aux yeux des apprentis vétérinaires. Une atmosphère tantôt tragique et ténébreuse (le cavalier), tantôt macabre (les fœtus dansants), menaçante (deux bustes d’homme) ou ironique (l’homme à la mandibule de cheval) se dégage des anatomies sèches du cabinet de Fragonard ; une dramaturgie qui, tout en étant inscrite dans le contexte des Lumières, remonte aux écorchés et aux squelettes de Vésale.

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