Source : Le regard de l’anatomiste, dissections et invention du corps en Occident, par Rafaël Mandressi, éditions du Seuil, collection L’Univers historique.
L’édification du théâtre anatomique de Padoue est
associée au nom de Girolamo Fabrizi d’Acquapendente (1533-1619), qui y enseigna
l’anatomie et la chirurgie de 1565 à 1613. À ce titre, et en raison du prestige
de ses études à l’université de Padoue, Fabrizi fut personnellement un de
centres de l’anatomie mondiale pendant un demi-siècle. Sous son égide donc, fut
créé l’amphithéâtre, si rapidement détérioré qu’il fallut le reconstruire en
1594. Il s’agissait d’une structure en bois, pouvant accueillir deux cents
personnes environ, sur cinq étages de galeries. Sa forme ellipsoïdale était
significativement issue de l’étude anatomique de l’œil, très probablement
suggérée à Fabrizi par le théologie Paolo Sarpi (1552-1623) qui fut l’ami de l’anatomiste
de son patient lorsqu’il fut l’objet d’une tentative d’assassinat en 1607,
quelques mois après avoir été excommunié.
Sarpi, qui s’intéressait à la logique et aux
mathématiques, à la chimie, au magnétisme, à la médecine et l’optique,
travailla avec Fabrizi dans des recherches sur l’anatomie de l’œil menée entre
1581 et 1584, c’est-à-dire au cours des années précédant la construction du
premier théâtre permanent. En 1592, lorsque celui-ci fut refait Fabrizi
commençait à se pencher à nouveau sur le sujet, encore sous l’influence des
idées de Sarpi. Coïncidence dans le temps qui est aussi coïncidence dans les
formes : on retrouve dans l’architecture du théâtre d’anatomie la
composition de cercles et d’ellipses des illustrations de l’anatomie de l’œil du
De visione, voce, auditu, publié par Fabrizi en 1600. Paolo Sarpi est cité dans
l’ouvrage, et sa contribution mise en avant. Les conceptions du théologien
furent transmises par l’anatomiste à l’architecte, peut-être Dario Varotari
(1539-1596) qui s’en inspira dans un projet où le plus petit des éléments
concentriques se rapproche d’une ellipse et le plus grand d’un cercle.
Fabrizi avait fait de son théâtre, « ce lieu d’où
l’on voit », une gigantesque métaphore concrète du regard. À Padoue, on
disséquait à l’intérieur d’un œil, d’une machine à percevoir, d’un observatoire
de la fabrique du corps qui permettait à un public nombreux de participer à la
consécration de l’expérience visuelle comme pierre angulaire de la connaissance
anatomique. L’appréciation sensorielle était recommandée dans les livres, elle
est concrétisée et mise en acte dans un espace ad hoc, qui sert à montrer mais
aussi à démontrer la vigueur de la nouvelle science. Or, les dissections publiques
dans les amphithéâtres ne suffisent pas. Pour étendre l’empire des sens de l’anatomie
renaissante, il faut que le cadavre ouvert puisse être mis sous les yeux à tout
moment.
Faute d’avoir des cadavres réels, on aura recours à des représentations fidèles de la réalité corporelle. Ce sera le rôle de l’image : l’illustration anatomique ou l’anatomia sensibilis en deux dimensions.
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