Source : Conduire la guerre, entretiens sur l’art opératif, Benoist Bihan et Jean Lopez, éditions Perrin, un livre important.
Il ne faut pas confondre le Souverain et le Stratège.
Le premier conduit la guerre, toute la guerre. Si, ce faisant, il pratique bel
et bien la stratégie, il fait avant tout de la politique. Stratège n’est pour
lui qu’une occupation parmi d’autres. Celui pour qui la stratégie n’est pas une
occupation, mais un métier, « celui d’employer les combats favorablement à
la guerre », est bien un militaire et ne peut être autre chose. Parce que
l’arme nucléaire était une affaire trop sérieuse pour être laissée aux militaires,
c’est la guerre froide qui nous a amenés à confondre « conduite de la
guerre » et « stratégie », deux concepts bien distincts dans
l’esprit de Sviétchine, comme ils l’étaient chez Clausewitz.
Sviétchine revient d’ailleurs dans un passage très
révélateur intitulé « le chef de guerre intégral » sur la différence
entre la guerre « livrée par les autorités suprême d’un État » et le
Stratège qui est l’agent de ces autorités. Il l’écrit : « nos notions
du commandement ont été perverties par l’usage du terme de commandant en chef
suprême… En réalité, cette sorte de commandement en chef n’a rien de suprême,
car il ne dirige ni la politique étrangère, ni la politique intérieure, ni
l’ensemble des armées actives, car enfin, il n’a pas tout pouvoir sur
l’ensemble de l’État. Un stratège et commandant en chef n’est qu’une partie de
la direction d’une guerre, et parfois, des décisions sont prises sans qu’il en
ait connaissance, voire contre sa volonté. »
Staline voudrait être le « chef de guerre intégral » de l’U.R.S.S. en guerre, mais il s’arroge toujours la décision finale en matière stratégique, il n’est pas l’auteur des grandes opérations et ses interventions en ce domaine ne sont pas toujours avisées militairement, c’est le moins qu’on puisse dire. Leur justification politique est une autre question. Joukov et Vassilevski, voilà les grandes éminences grises stratégiques du Souverain Staline.
Faire de ce dernier « le Stratège » n’est donc pas exact, et par conséquent, il ne peut non plus être un chef de guerre intégral. Il est en revanche juste de dire que ce Souverain rouge, inquiet, soupçonneux, ne laisse jamais à ses stratèges la moindre autonomie, car il sait fort bien, surtout dans un État aux institutions aussi faibles que l’État soviétique et avec un pouvoir aussi personnalisé que le sien, que la pratique de la stratégie est aussi un enjeu de pouvoir. Ce constat est universellement vrai et explique les aléas des relations entre le pouvoir politique et l’armée à toutes les époques et sous toutes les latitudes.
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