Source : Le regard de l’anatomiste, dissections et invention du corps en Occident, par Rafaël Mandressi, éditions du Seuil, collection L’Univers historique.
Dans la théorie baconienne des sciences, l’anatomie
fait à la fois figure de méthode et de parangon d’une démarche empiriste. Une
méthode, l’anatomie, l’est aussi chez Robert Burton (1577-1640), l’auteur du
plus connu sans doute des ouvrages appartenant au genre des
« anatomies », régulièrement réédité au cours du dix-septième siècle
à cause de sa très grande popularité : The Anatomy of Melancholy
(1621)
Il s’agit, bien entendu, d’une dissection
« ouverte et coupée », contenant « toutes ses parties, ses
causes, ses symptômes, ses pronostics et plusieurs de ses cures. »
L’inspection minutieuse, dans le détail, partie par partie, visant la mise au
jour de ce qui est caché, voire secret : la mélancolie est chez Burton ce
que la messe et le missel étaient chez Mainardo, et la Compagnie de Jésus chez
le théologien catholique allemand Kaspar Schoppe ou Schoppius (1576-1649), qui
écrit en 1633 une Anatomia Societatis Iesu, mise à l’Index Librorum
Prohibitorum dès l’année suivante par le pape Urbain VIII.
Si l’attaque de Schoppius contre les jésuites tire son
efficacité de la révélation des « secrets de l’empire jésuite »,
l’histoire des guerres civiles de Naples que compose le comte Maiolino
Bisaccioni (1582-1663) en 1652 est salutaire en ce qu’elle est « une
anatomie qui découvre les matières occultes dans le cadavre des choses passées,
afin de soigner les maux des choses présentes et à venir : celles-là en
purgeant, celles-là en prévenant. »
Décomposer pour mieux connaître, aller au-delà des
apparences, sont les deux axes principaux sur lesquels s’opère le jeu des
analogies et le transfert des sens qui fondent la métaphore anatomique et font
sa fortune en tant qu’outils de la pensée et clef du discours. Le modèle de
l’anatomie est associé à la quête de la vérité sous les dehors immédiatement
visibles des choses. Il représente l’exploration de l’intériorité de l’homme,
et trouve par là un de ses domaines d’application les plus propices dans la
réflexion morale, faire elle aussi d’une intériorité à décortiquer et d’une
vérité qu’il faut faire jaillir des profondeurs.
Ce terrain n’est pas celui de l’anatomie édifiante,
source d’enseignements moraux, rappel de la finitude de l’existence, mais aussi
du « miracle » qu’est l’homme, résumé de la Création et du témoignage
de l’existence de Dieu. Ce n’est pas l’anatomie du sermonnaire qui appelle à la
méditation sur la « boue humaine » et à la glorification du
« suprême artisan » qui a fait de cette matière vile et corruptible
une « merveille de la nature. »
Ce n’est pas, en somme, de l’anatomie comme objet de
morale qu’il s’agit, mais plutôt de la dissection comme procédé et à ce titre,
c’est l’image du scalpel qui compte, de l’instrument qui se détourne des chairs
pour ailler tailler ailleurs les voies de la connaissance, et de la
connaissance de soi qui demeure, en premier lieu, le motif de base.
Un parallèle avec le voyage vers l’intérieur de
l’organisme qu’est l’anatomie du corps met l’introspection sous le signe de
l’anatomie de l’âme. C’est tout un travail de description de sa structure, de
ses régions, de ses composantes, accompli notamment dans le cadre de l’extrême
intérêt pour l’intériorité, pour la question sur les états et les mouvements de
la vie intérieure qui caractérisa la spiritualité chrétienne au dix-septième
siècle, tout particulièrement en France.
Les stratifications, anfractuosités, les itinéraires
tracés dans cet espace de l’âme qui est celui du dedans, les phénomènes qui s’y
manifestent, leurs phases ou leurs stades, étaient scrupuleusement scrutés,
décrits puis classifiés pour mieux les comprendre, dans le but de ce que
Jean-Pierre Camus (1584-1652) appelle la « réformation intérieure »
On faisait en fin de compte la dissection de l’âme, « car tout de même ce
que les médecins avant que d’entreprendre la cure des êtres humains, s’étudient
fort à l’Anatomie, et en examinent par le menu la composition : si nous en
voulons reformer l’intérieur et remettre l’âme détraquée de son devoir en sa
droite assiette, il est nécessaire que nous voyons bien clair dans tous ses
ressorts et que nous pénétrions dans tous ses replis, ses détours et ses cachettes. »
De même que, dans d’autres usages métaphoriques du modèle de l’anatomie, la fonction la plus significative qu’il remplit est celle d’indiquer non seulement un mode particulier de connaissance dont on a vu les traits principaux (fragmentation, topographie, dévoilement) mais le type de connaissance capable de rendre compte de l’essentiel sinon de la totalité des aspects de l’objet auquel il s’applique.
Chez Camus, et ceci vaut pour
l’ensemble du complexe métaphorique quel que soit le domaine, faire l’anatomie
de l’âme suffit à s’emparer de la « composition », à saisir sa
structure, les principes de son fonctionnement, les vices dont l’un et l’autre
souffrent éventuellement. Ainsi, on reconnaîtra l’idée selon laquelle la
structure rend compte du fonctionnement, et les vices de structure révèlent les
bases des défauts de fonctionnement. L’anatomie de l’âme est en quelque sorte,
parce qu’elle est anatomie, une architecture des espaces intérieurs.
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