Archives sauvages

 

Transmis par Public Domain Review. Archétypes de l’inconscient collectif : Olga Fröbe-Kapteyn et les Archives d’Eranos par Frederika Tevebring, traduction de l’anglais par Neûre aguèce, no copyright infringement intended. 

Dans les années 30, la poétesse, artiste, mystique, et fondatrice du cercle Eranos Olga Fröbe-Kapteyn (1881-1962), commença à rassembler des documents en vue de constituer une bibliothèque d’images archétypales, un « lieu de rencontre entre Orient et Occident », « édifié sur les murs de la magie et de l’analogie » — pour reprendre l’expression de Hans Bänzinger —, qui offrirait un refuge en-dehors de la pensée logique et du langage représentatif.

Fröbe considérait les images qu’elle collectait comme les preuves de l’existence d’archétypes, profondément enfouis dans le passé symbolique de l’humanité, mais qui poursuivaient leur trajectoire souterraine à travers les cultures et les époques. Son éclectisme à la Prévert incluait la Sainte-Trinité, les Masques (subdivisés en « Bifaces », « Divers », « Artisanat suisse »), les peintures sur sable des Amérindiens, les poissons… et les dieux tricéphales ! Si ce baroquisme se modelait sur les théories psychanalytiques de Carl Gustav Jung, Fröbe s’inspirait aussi de ses entretiens avec les penseurs les plus audacieux de son temps, ainsi que de sa propre quête spirituelle.

En fait, ce « projet » archivistique se développait en parallèle avec celui d’Eranos. Cette société de réflexion, apparue en 1933, organisait des conférences annuelles chez Fröbe, à Ascona, en Suisse et recrutait des orateurs issus de divers horizons : la psychanalyse, l’histoire de l’art, l’histoire comparée des religions, l’orientalisme, l’archéologie, la biologie.

Chaque année, Eranos publiait le résultat d’un colloque consacré aux variétés de l’expérience religieuse, « depuis les plus anciennes formes culturelles jusqu’aux problèmes actuels de l’humanité. » L’ambition de Fröbe était de développer une archive vivante, une sorte de banque d’images qui servirait à tous les chercheurs qui partageaient les intérêts d’Eranos. Le mythologue américain Joseph Campbell, auteur du Héros aux mille et un visages (1949) et le psychanalyste Erich Neumann devaient y trouver un appui à leurs thèses.

Fröbe souhaitait déchiffrer les formes et images qui se présentaient dans le monde onirique : ses archives, une fois complètes, étaient censées fournir un répertoire systématique grâce auquel les onironautes pourraient croiser les références et comparer leurs visions avec le songe de l’humanité elle-même. Pour interpréter leurs propres rêves, les visiteurs de la bibliothèque auraient le choix entre plusieurs sections : « Archéologie et Ethnographie » ; « Littérature » (mystique chrétiens, traités alchimiques, doctrines yoguique et traditions orientales) ; « Récits de rêves » classés selon leurs archétypes ; Miscellanées jungiennes ; et enfin, « Études sur les peuples primitifs », répertoriées selon un classement qui laisse lui-même rêveur « a) les écritures du monde (en anglais, français et allemand) b) les mythes de tous les âges et tous les peuples c) folklore, contes de fées de tous les âges et toutes les races. »

Dans une lettre adressée à Ximena de Angulo, une connaissance envoyée en éclaireur aux États-Unis, Fröbe imaginait comment ses archives pourraient analyser les rêves :

« Supposons que je rêve d’un bateau dont le mât serait constitué d’un arbre de Noël, avec un Lion et un Serpent à ses pieds. Bon, c’est un rêve de fiction… Eh bien, pour l’interpréter, je consulte d’abord l’entrée sur les bateaux ou sur l’Arbre de Vie et là, des illustrations numérotées me renvoient à la section Littérature, puis à la section Onirologie où je trouverai d’autres occurrences de bateaux et d’arbres et de cet entrecroisement de textes, d’illustrations et d’images oniriques, il me sera possible de documenter intégralement mon rêve. »

Cette machine à déchiffrer constituait le Graal de la vie de Fröbe. Une fois assemblée, elle fournirait les bases « d’une nouvelle histoire de l’art, écrite du point de vue des représentations archétypales » qui serait « le bébé Eranos, né des heures les plus sombres du chaos européen. »

Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclata, Fröbe comprit à quel point sa banque de données était nécessaire. Toute sa correspondance porte la marque de ses préoccupations : Eranos, un havre de paix à partir duquel la civilisation pourrait renaître une fois passé l’âge de la destruction. Ses lettres envisagent « une science intégrale de l’âme, capable de résoudre tous les problèmes de l’humanité, selon un point de vue psychique plus que matérialiste. » Autrement dit, le monde devait absolument connaître les théories jungiennes et Fröbe serait le guide de leurs archives. Tout cela était-il bien sérieux ? Quelle part de subjectivité dans le catalogage de Fröbe ? À quoi bon des poètes en temps de détresse ?

Olga Fröbe-Kapetyn provenait d’une famille d’artistes et d’activistes hollandais qui avait émigré à Londres. Elle avait suivi des études à l’École des Beaux-Arts de Zürich, après quoi, sans parvenir à s’imposer comme artiste, elle produisit des centaines de peintures abstraites, dans des tons éclatants, qui s’inspiraient des mandalas et de ses propres conceptions ésotériques. Après un séjour à Berlin et le décès prématuré de son mari, elle retourna en Suisse, pour s’installer à Ascona, tout près de la frontière italienne, sur les berges du lac Majeur.

Dès la fin du dix-neuvième siècle, Ascona était devenu un lieu de pèlerinage pour tous les déçus de la vie moderne.  À Monte Verita, « la colline de la Vérité », les anarchistes, les naturistes et végétariens découvraient les joies de la vie communautaire, de l’amour libre et rêvaient à une société meilleure. Par la suite, l’endroit devint un lieu de critique de la technologie et du capitalisme, mais aussi de réflexion sur la modernité et l’esthétique. Parmi les visiteurs, on peut citer Jean Arp et sa compagne ; Paul Klee ; les révolutionnaires August Bebel et Pierre Kropotkine (un vieil ami de la mère de Fröbe) ; Otto Braun ; Lénine, mais aussi Trotsky et Bakounine ; la danseuse Isadora Duncan et Rudolf von Laban ; et puis, des écrivains comme Hermann Hesse, Thomas Mann, Stefan George ou Rudolf Steiner.

En 1905, l’anarchiste allemand Erich Müsahm proposa qu’Ascona devienne une ville-refuge pour les « prisonniers en cavale et les persécutés sans abri », pour tous les marginaux, tous ceux qui se sentaient inadaptés à la société capitaliste. En réalité, l’endroit était surtout un lieu à la mode qui attirait la petite noblesse européenne qui se piquait d’ésotérisme et d’occultisme. La presse allemande qualifiait Ascona de « banlieue la plus extérieure de Berlin » et tout littérateur germanique se devait d’y rendre visite, afin d’y découvrir, selon la formule de Werner von der Schulenburg : « un lézard, une vedette du cinéma ou une nouvelle religion. » La neutralité helvétique favorisait les rapprochements les plus saugrenus : les aristocrates côtoyaient les anarchistes sur fond d’avant-garde zurichoise.

Loin de la foule, à 332 mètres d’altitude, c’est là que Fröbe organisait ses lectures : lors d’une conférence sur le Taoïsme, Martin Buber lui fournit aimablement une chaise, tandis que le reste de l’assemblée l’écoutait, allongée sur le gazon. Sur les hauteurs, Fröbe peignait et s’adonnait au yoga, à l’étude des spiritualités orientales. En 1928, inspirée par une vision, l’idée lui était venue d’organiser ces conférences sur les pentes d’un ancien vignoble, à proximité de sa demeure, bien qu’elle n’eût, au départ, qu’une vague idée des sujets à aborder.

En fait, la Casa Eranos ne trouverait sa véritable direction qu’en 1930 lorsqu’elle reçut la théosophe Alice Bailey, inventeuse de l’expression New Age, avec qui Fröbe entama ses « cours d’été. » Après 1932, leurs relations s’assombrirent et Bailey quitta Ascona, estimant que tout cela prenait une allure trop académique, « trop de Herr Professor ! » Comble d’horreur : une vision avait révélé à Bailey que des messes noires s’étaient jadis célébrées à Ascona. Néanmoins, son départ ne semble pas avoir perturbé Fröbe qui, justement, s’intéressait de plus en plus aux Herr Professor ; elle voyait d’ailleurs d’un très mauvais œil les baignades naturistes du mari de Bailey.

En 1933, Eranos trouva une nouvelle orientation lorsque Fröbe hébergea une conférence intitulée « Yoga : méditation en Occident et en Orient. » Cette causerie inaugurait un très long cycle où Eranos allait couvrir tous les sujets, du « Symbolisme de la seconde naissance dans l’imagerie religieuse à travers le temps et l’espace » (1939) aux « Les Mystères » (1944) en passant par « L’Homme et le Temps » (1951). Selon le témoignage de Yolande Jacobi, ces thèmes attiraient un large public : « des curieux, des universitaires, des mystiques, des snobs, des Schwärmer, des philanthropes, des prophètes, des socialistes, mais aussi beaucoup d’anonymes en quête de vérité. » Toutefois, Fröbe prenait soin d’écarter les sceptiques ou les critiques et privilégiait une forme de pensée « intuitive, archaïque, symbolique. »

Le nom Eranos lui avait été suggéré par l’historien des religions Rudolf Otto, selon un terme grec qui évoque le commensalisme et la communauté de pensée. Fröbe comparait son cénacle à une chorégraphie où les partenaires changeaient constamment sans que la danse ne s’interrompe : en effet, bien des participants revenaient chaque année, comme l’hindouiste Heinrich Zimmer, le philologue Karl Kerenyi, ou le fondateur de l’étude moderne de la Kabale, Gershom Scholem, ou encore l’historien des religions Mircea Eliade et surtout, le psychanalyste suisse Carl Gustav Jung.

En 1950, lorsque Joseph Campbell fréquentait les conférences Eranos, il préparait une anthologie destinée au marché américain. Cependant, Campbell s’était aperçu que l’engagement initial d’Eranos — « œuvrer à un rapprochement entre Occident et Orient » — avait peu à peu disparu : après 1939, seuls deux articles de colloque traitaient encore de peuples extra-européens et un seul participant — Swami Yatishwarananda — était d’origine étrangère.

Fröbe évacua ces critiques : le recentrage sur les cultures de la Méditerranée s’expliquait tout simplement parce qu’il s’agissait de l’origine de la culture occidentale et qu’il fallait bien provisoirement écarter l’Orient, pour épuiser d’abord le sujet. Dès lors, le rapprochement entre Occident et Orient n’était plus que métaphorique, une « réconciliation des opposés » comme l’écrira Fröbe à Campbell en 1950.

Si Fröbe invitait régulièrement des orientalistes, comme le mentor de Campbell, Heinrich Zimmer, son angle d’approche restait fortement tributaire des interprétations jungiennes et d’une conception très eurocentrée, malgré son attrait pour le Yi-King et les Mandalas. En d’autres termes, les participants cherchaient moins à comprendre d’autres civilisations qu’à s’approprier des connaissances étrangères à des fins personnelles, pour réaliser le « processus d’individuation » cher à Jung. Si Eranos annonçait l’histoire comparée des religions, les recherches de la société restaient déterminées par la croyance en des invariants anthropologiques au sein du psychisme de l’humanité, des invariants auxquels renvoyaient toutes les productions culturelles des sociétés étudiées.

Les théories de Jung fournissaient à la fois une clef et un fil rouge aux thèmes hétéroclites des conférences. Ainsi, le colloque de 1938 sur La Grande Déesse Mère associait le culte des divinités celtiques (V.C.C. Collum) à l’Artémis anatolienne d’Ephèse (Charles Picard), à la mère universelle de l’hindouisme (Heinrich Zimmer) au sein d’une recherche de « l’unité du genre humain. » Cet humanisme à grande échelle jetait des ponts entre des disciplines et des époques très différentes. Ces raccourcis parfois vertigineux réduisaient des modèles très différents à des modèles préétablis, de véritables attrape-tout, pas très scientifiques, où le jeu des ressemblances de détail évacuait les différences structurelles.

Ainsi, à propos des clichés qui illustraient la conférence sur la Grande Déesse Mère, Fröbe écrivit à quel point ces photos démontraient « comment la conception d’une déesse féminine vint à l’homme préhistorique au travers d’une succession de métamorphoses d’une image originelle. » Il ne s’agissait donc pas d’étudier les différentes représentations de la maternité au travers des âges, mais de les rapatrier toutes vers un modèle prédéfini selon des critères jungiens. Cette méthode discutable manifestait selon Fröbe « la préexistence de tels archétypes dans le psychisme ainsi que la manière dont ils ont trouvé une expression à chaque époque, dans chaque société, jusqu’à aujourd’hui où ils demeurent actifs, aussi prégnants qu’à l’origine du monde. »

Dans le même temps où Fröbe donnait ses conférences, elle se constituait un fonds d’archive : au début des années 30, à la demande de Jung, elle commença à rassembler un fonds alchimique. À cet effet, elle entreprit un voyage à travers l’Europe, visitant les bibliothèques, avant d’embarquer pour les États-Unis où elle photographia des manuscrits, se prit la tête avec les bibliothécaires et rapporta ses déboires à ses correspondants. Les bibliothécaires parisiens, en particulier, lui laissèrent une impression très désagréable : « ils trônent comme des démons sur une pile de livres et ils deviennent hargneux dès que vous leur demandez un renseignement. » Athènes ne valait guère mieux : « Aucune organisation, aucune autorisation. » Les sources de Fröbe proviennent essentiellement de monographies et elle ne semble pas s’être intéressée à des vestiges concrets, obnubilée qu’elle était par son projet encyclopédique digne des Lumières ou des Musées d’ethnographie apparus au dix-neuvième siècle.

Toujours en quête d’argent, Fröbe aurait voulu professionnaliser ses activités. En 1936, elle prit contact avec l’Institut Warburg pour leur proposer ses services en leur faisant miroiter sa prestigieuse collection alchimique. Hélas, l’Institut était, lui aussi, mal doté et il déclina l’offre, sans pour autant désarçonner Fröbe : avec son aplomb habituel, elle écrivit à Carl Jung : « ils s’imaginaient sans doute que j’étais une vieille dame pleine aux as qui pourrait travailler gratuitement pour eux ! » 

L’aide devait venir de l’autre côté de l’Atlantique : en 1938, encouragé par sa femme Mary, Paul Mellon, le riche héritier d’un empire bancaire, se rendit à Eranos lors d’un voyage en Suisse. Mellon s’intéressait à Jung et, grâce à sa fortune, Fröbe poursuivit ses projets, tout en pestant contre l’insuffisance des fonds, il n’y en avait jamais assez à son goût. Bientôt, Mary Mellon créa la « Fondation Bollingen », baptisée ainsi d’après la retraite ascétique de Jung ; cette fondation visait à soutenir les chercheurs qui gravitaient dans l’orbite d’Eranos — la femme du riche banquier qualifiait ce projet de « Mon Eranos », d’où la réflexion de William McGuire qui comparait Bollingen « au nombril du monde intellectuel des Mellon, pour autant qu’un être puisse posséder deux nombrils, l’autre étant Eranos. »

Ainsi doublement pourvue, Fröbe envisagea de déménager aux États-Unis, pour préserver ses archives en cas d’invasion allemande en Suisse. Son attitude inquiéta le FBI qui l’intercepta alors qu’elle quittait le continent américain avec une valise pleine de photographies bizarres. En 1941, la fondation Bollingen entreprit l’édition d’une traduction anglaise des annales d’Eranos, mais le projet échoua, en partie à cause du refus de Fröbe des coupes réalisées dans la participation de l’hindouiste Jakob Wilhelm Hauer, lequel tentait d’établir une synthèse entre le national-socialisme, le protestantisme et l’hindouisme.

« À mon avis, leur écrivit Fröbe, si les critères que vous mentionnez venaient à entrer en application, ils réduiraient considérablement la portée de l’esprit d’Eranos. Après tout, la philosophie, ou l’étude comparée des religions, sont des domaines étrangers à la guerre et à la politique. » Peu après cette lettre, les Bollingen subirent des pressions des autorités américaines et ils interrompirent leur collaboration helvétique.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, les conférences d’Eranos n’acceptèrent plus que des participants suisses mais c’est vers cette époque que les archives prirent leur forme définitive, celle « d’un vaste corpus, bien plus important que ce qu’on en dit, et qui représente une création typique du Nouvel âge. » Une tâche qui n’était pas de tout repos, car Fröbe voyait des symboles métaphysiques partout, au gré de ses pérégrinations, comme en Crète où les archétypes de la Grande Déesse Mère et de la mythologie locale commencèrent à déteindre sur son propre psychisme. Submergée de visions, Fröbe finit par s’identifier à l’île et s’aperçut qu’elle portait en elle l’empreinte d’un Minoature : « Oh seigneur, ces archétypes… quelle plaie » finit-elle par écrire à son amie Cary Baynes, en 1938.

Des photos de prétendus « archétypes » tapissaient les murs de sa chambre et son obsession atteint un tel degré qu’elle lui occasionna des soucis de santé, d’alimentation et même de sommeil. « Je dors parmi mes coll. Inc. » Parmi mes collections inconscientes… Après guerre, lorsque des réunions internationales reprirent, elle demanda à ce que ses archives soient intégrées à l’Institut Warburg de Londres, où elles figurent encore. [On se reportera à l’essai de Georges Didi-Huberman : Aby Warburg et l’image en mouvement.] Plus prosaïque, Erich Neumann lui écrivit pour la féliciter d’avoir retrouvé une maison habitable.

Les archives Eranos étaient censées capter à la fois « le supra-personnel, le personnel et l’unique » mais elles finirent par se confondre avec l’existence même de Fröbe, malgré les recommandations de Jung qui l’enjoignait à ne pas s’identifier complètement à Eranos. Finalement, elle dut reconnaître que sa frénésie archivistique était « une composante de sa prorpe individuation », un processus personnel qui la rapprochait toujours plus des archétypes au point de s’identifier à la Mère d’Eranos. « Je vais rebaptiser mon livre la Grande Mère en la Grande Mère d’Ascona », lui écrivit Neumann, non sans humour.

Certains historiens, plus critiques, ont souligné la proximité de Fröbe avec des sympathisants du national-socialisme, comme Hauer. D’autres insistent sur ses nombreuses collaborations avec des universitaires juifs. En fait, les relations entre Fröbe et le fascisme sont à la fois complexes et nébuleuses, bien plus en tout cas que son rapport aux individus. Eranos était un phénomène unique, mais de son temps. La Première Guerre mondiale et l’instabilité politique ultérieure avaient produit une désillusion historique quant à la modernité et au progrès qu’elle était censée apporter.

Durant les premières décennies du vingtième siècle, le monde occidental connut une montée en puissance de l’occultisme, de la fascination pour les mythes archaïques, réels ou imaginaires. Dans son livre La Destruction de la raison, le marxiste Georg Lukacs, affirme que ces tendances vers l’irrationnel ou les utopies de retour à la nature s’inscrivent sur une trajectoire qui mène tout droit au fascisme.

On pourrait plutôt le voir comme un carrefour conceptuel. Certains occultistes, préoccupés de tradition primordiale et de valeurs immuables, trouvèrent un accueil favorable auprès du pacifisme ou du féminisme, alors que d’autres se tournaient vers le fascisme. Comme l’écrivait Thomas Hakl : « le point commun entre Jung et le national-socialisme est que tous deux cherchaient à vivre de grands temps et si les hitlériens recherchaient l’origine des aryens dans l’âge d’or, Jung voyait plutôt cette perspective dans les manifestations d’un inconscient collectif. »

Fröbe elle-même n’adhérait pas au national-socialisme et elle précisa toujours qu’Eranos était apolitique. Néanmoins, pendant la Seconde guerre mondiale, cette neutralité était déjà un choix politique. « Eranos constitue le seul cénacle où des membres de l’intelligentsia européenne peuvent se recontrer indépendament de toute tension ou icompréhension » écrivait-elle à Jung en 1942. Aujourd’hui, cette formulation paraîtra à certains relever de la myopie ou de l’euphémisme mal placé, à la limite de l’absurde, mais pour Fröbe l’intériorité l’emportait sur le monde extérieur et ses contingences. C’était même  la seule issue pour sauver le monde du chaos.

Et pourtant, ce sens des priorités nous interroge et nous laisse perplexe : en quoi la quête intérieure change-t-elle le monde ? L’inconscient collectif se traduit-il dans nos actions ou est-il seulement une illusion rétrospective, une projection de notre propre sensibilité dans le monde ou dans des cultures éloignées ? Et surtout, à partir de quel moment la contemplation désintéressée se transforme-t-elle en une inavouable complicité ?


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