« Tout est abîme »

Source : L’Être et le Neutre, à partir de Maurice Blanchot par Marlène Zarader, éditions Verdier, collection Philia.

Où cet innommable, ce que je ne peux jamais dire, sauf à le travestir, se donne-t-il comme tel ? Quel est le lieu privilégié, peut-être unique qui témoigne de lui, m’y donne accès, en forme la réserve inépuisable et constamment en garde la trace ? Ce lieu n’est autre que le langage. L’innommable, chose bouleversante, est un fait de langage. Il désigne le point exact où ce dernier, rencontrant sa limite, fait l’épreuve de ce qu’il ne peut dire. Non parce que cet indicible aurait une subsistance ailleurs, dans une intériorité supposée ou dans une mythique extériorité, mais parce qu’il habite le langage, comme son cœur inaccessible. Autant dire que l’innommable est bien l’autre du langage, mais qu’on ne peut rencontrer cet autre que dans le langage.

Le langage nomme les choses : il les rend visibles ou les fait paraître, les amène à la présence. Mais il ne le peut, c’est la première leçon de Mallarmé, qu’à la condition de « substituer à la chose son absence », à l’objet sa « disparition vibratoire. » Il n’accomplit donc la mise en présence universelle des choses, leur venue à l’être que parce qu’il suppose l’absence et le non-être, le vide primitif. Faut-il comprendre qu’il suscite ce vide ou qu’il puise en lui ? 

Les formulations de Blanchot demeurent, sur ce point, hésitantes. Il semble que le langage fasse le vide, que ce soit bien là son pouvoir et son œuvre propres, mais qu’il ne le peut que parce que la présence est déjà précaire, traversée d’absence et toujours susceptible de s’effondrer en abîme. Quoi qu’il en soit, le langage n’est qu’une célébration de la présence que parce qu’il se nourrit d’une absence sans laquelle il ne pourrait accomplir son œuvre. « Tout est abîme » : c’est là le fond de la parole, le mouvement à partir duquel celle-ci peut vraiment parler…

Double dissimulation : l’une où se dérobe ce que supposent les choses et l’ordre de la présence, l’autre où se dérobe ce que supposent les mots et l’ordre même du dire. À ce double titre, le langage témoigne de ce qu’on ne peut ressaisir.

D’où son ambiguïté constitutive, qui explique qu’il ne cesse de se retourner contre lui-même pour contester ses propres limites. Cette contestation appartient à sa vocation propre puisque, en désignant ce dont il interdit l’accès, il invite à la transgression. C’est ce que Blanchot soulignait dès son premier livre et qu’il ne cessera d’explorer dans les livres suivants : la propriété la plus remarquable du langage est d’être constamment « hanté par sa propre impossibilité. » 

Tout vient, en somme, de ce qu’il ne peut pas se retourner : faisant lever toute présence, il ne peut se retourner que sur l’absence que cette présence abolit et qu’elle suppose pourtant. Nommant les choses, il ne peut se retourner sur ce qui précède et rend possible toute nomination, tout en restant hors parole. Mais son drame est qu’il ne peut non plus renoncer à se retourner, puisque ce qui lui échappe appartient à son être même.

« L’éternel tourment de notre langage est donc de ne pouvoir se dérober à cette question insoluble : Comment ressaisir, en ma parole, cette présence antérieure qu’il me faut exclure pour parler ? » C’est avec cette question, ce tourment, que commence la littérature.

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