Toc, toc, badaboum !

« Ce sera une construction fondée sur l’effort et le courage, élaborée patiemment dans la solitude et la nuit »

J.N.

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« I am shadowbanned but I don’t give a damn ! »

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Il est bien vu de dénigrer le compte d’auteur au profit du compte d’éditeur, soi-disant seule garantie de qualité littéraire. Ironiquement, ceux-là mêmes qui nous donnent des leçons de « démocratie » et « d’égalité des chances » — n’est-ce pas, Monsieur Aydogdu ? — sont ceux qui pratiquent l’ostracisme en donnant pour consigne aux librairies et aux bibliothèques publiques de refuser ce type d’ouvrage, manière de rester entre soi et de s’écouter parler.

C’est oublier un peu vite que Proust, Nietzsche, Lautréamont, Verlaine, et bien d’autres, recoururent à l’infamante souscription privée. Historiquement, le compte d’auteur fut très longtemps la norme : à l’âge classique, il fallait se présenter, muni d’une lettre de recommandation, chez un « libraire » qui se chargeait d’imprimer ou non. La notion d’écrivain telle que nous la connaissons apparaît en fait assez récemment, à partir du dix-neuvième siècle — cf. Le Sacre de l’auteur par Bernard Edelman.

Aujourd’hui, l’édition traditionnelle est grassement subventionnée par Bruxelles, grâce à un système « d’éléphant blanc » — videz l’enveloppe pour recevoir la suivante —, ce qui explique 1) l’inflation romanesque, le « roman », forme littéraire hégémonique a supplanté toute autre forme d’écriture — Valéry et Breton doivent bien rire. 2) l’uniformité de la création « littéraire » : ces « romans » sont en réalité des scénarios, « Potter ou polar », inspirés des séries américaines, sans plus d’arrière-plan intellectuel ou historique. 3) l’oubli de l’Histoire de la littérature au profit de la fuite en avant promotionnelle.

Bien sûr, l’édition a toujours procédé par copinage et cooptation, mais, de nos jours, la mainmise du politiquement correct d’importation anglo-saxonne formate les modalités d’expression et les condamne à un entre-soi où chacun répète les mêmes éléments de langage. Il faut tordre le cou à une légende : le jeune écrivain surgi de nulle part qui publie triomphalement son premier livre. En réalité, l’écrasante majorité des « écrivains professionnels » sont déjà connus des éditeurs avant de leur envoyer leurs textes, soit parce qu’ils travaillent dans la chaîne du livre (traducteur, libraire, agent d’ambiance), soit par le jeu des mondanités.

De nos jours, ce copinage extrême se manifeste par la transversalité et la reconversion des « animateurs », « chroniqueurs », et autres vedettes sur le retour, en « philosophes » ou en « romanciers » — le cas de Myriam Leroy représente un cas d’école  : comment une banale chroniqueuse radio de la RTBF, rate, assez grossièrement, la marche d’animatrice Canal+, avant de se refaire à Bruxelles, métamorphosée en Simone de Beauvoir-à-la-sauce, intellectuelle de haut niveau et surtout, donneuse de leçons ! Tout ça à cause d’un mauvais sketch…

Dans un contexte aussi frelaté, il est d’une parfaite mauvaise foi de prétendre que les comptes d’auteurs ne seraient pas de véritables écrivains au motif qu’ils paient un « prestataire de service. » Que dire alors des grandes fortunes qui se servent de l’édition traditionnelle comme d’une niche fiscale ? Ou de ceux « qui n’ont pris la peine que de naître », comme la baronne Nothomb. Il est de notoriété publique qu’avant de se lancer dans l’écriture, Eric-Emmanuel Schmitt ou Marc Lévy jouissaient d’une fortune personnelle et d’un solide carnet d’adresses — à quoi bon payer un éditeur quand on connaît son banquier ?

Une variante un peu plus généreuse consiste à créer sa structure pour publier ses propres écrits et ceux de ses proches. Là aussi, la différence avec le compte d’auteur est mince. Vous ne payez pas pour vous faire publier ? Bien sûr que si, puisque vous avez investi dans le fonds de départ.

Entendons-nous bien : ces pratiques n’ont rien de négatif si elles stimulent l’entreprise réellement privée et si elles permettent d’engranger des bénéfices, pour publier d’autres auteurs, moins populaires. Mais ce n’est plus du tout le cas… Nous sommes loin de l’époque où Jérôme Lindon créait, à ses frais, sa maison pour publier les auteurs dont personne ne voulait. La littérature n’est plus « littéraire », au sens où ses maîtres n’appartiennent plus à une tradition ou à un courant philosophique, ou esthétique, mais aux « think-tanks », aux « chief-managers », aux Netflix et autres réseaux sociaux.

Contrairement à ce que prétendent les « écrivains professionnels », le compte d’auteur n’est pas une poubelle. Soyez sans crainte : vos textes seront relus — pour vérifier qu’ils ne tombent pas sous le coup de la loi ! Ensuite, votre ouvrage recevra un traitement infographique, parfois supérieur à l’édition traditionnelle — ce paradoxe s'explique aisément : tout dépend de la taille de la structure. Ainsi, une microstructure à compte d’éditeur, en province, fondée par deux zigues et un tondu, est parfois moins bien équipée qu’un compte d’auteur fermement établi.

Enfin, le compte d’auteur assurera un service de presse… qui sera blackboulé par les librairies, évidemment. De même, vous n’avez à peu près aucune chance de figurer en Fnac, mais à qui la faute… sinon aux organisateurs de cette censure. Le corporatisme de l’édition et des syndicats du livre n’a rien à voir avec un quelconque « élitisme » : il s’agit simplement de défendre son pré carré.

Beaucoup d’apprentis écrivains s’imaginent vendre des milliers d’exemplaires et percevoir de mirobolants droits d’auteur, allant jusqu’à suspecter leurs éditeurs de ne pas rétrocéder leur dû. Hélas, aucun éditeur ne peut lutter contre l’esprit de l’époque. Même des auteurs réputés ne vendent pas : les chiffres se concentrent sur quelques noms et les retours des librairies tournent à plein régime. La seule solution est alors de se transformer en représentant de commerce, de fréquenter les conventions, les arrière-boutiques, avec sa pile d’exemplaires… tout en liquidant la concurrence du compte d’auteur et de l’autoédition, au motif qu’eux ne seraient pas des « professionnels. »

En fait, cette distinction entre compte d’éditeur/écrivain professionnel et compte d’auteur/écrivain raté semble tout droit sortie d’un essai de Pierre Bourdieu. De ce point de vue, les normes du milieu littéraire sont à l’opposé de l’avant-garde musicale où ce sont précisément les artistes des labels indépendants, distincts des « majors » — ou ceux qui s’auto-diffusent —, qui bénéficient d’une aura de respectabilité et d’originalité, par opposition à la soupe du hit-parade. Dans le domaine « littéraire », plus vous serez indépendant, moins vous aurez de visibilité. 

Pousser les auteurs à s’autoéditer est une autre manière de les reléguer aux oubliettes : d’abord, contrairement à ce que les « professionnels » affirment, l’autoédition n’est pas gratuite (les plateformes comportent des menus payants et vous démarrez avec le module de base) ; ensuite, la promotion que propose l’autoédition est parfois en deçà du compte d’auteur — pour obtenir un résultat satisfaisant en autoédition, il faut posséder, au départ, des connaissances en codage, ce qui n’est pas à la portée de tous.

La publication à compte d’auteur peut représenter une libération, même si cette liberté a un prix. Au contraire d’un éditeur traditionnel, le compte d’auteur ne vous contraindra à aucune promotion, à aucun déplacement si vous ne le souhaitez. Et pour cause : lorsqu’il vous publie, le compte d’auteur a déjà été payé, son produit est amorti, au contraire de l’éditeur traditionnel qui, lui, doit justifier son existence pour continuer à recevoir des subventions. Comme quoi, le plus escroc et le plus âpre au gain n’est pas celui qu’on croit !

La névrose de l’écrivain professionnel contraint ceux qui en souffrent, et ils sont nombreux, à nous infliger une production constante, une représentation permanente, pour rester dans le mouvement. L’écriture devient une fin en soi, un répertoire de trucs et ficelles pour délayer la même formule ad nauseam, où une nouveauté chasse l’autre dans l’oubli. Pourquoi publient-ils sans arrêt ? Parce qu’ils n’ont rien à dire ! Parce qu'ils courent après une fortune qu'ils n'auront jamais, et quand bien même... le temps est un maître puissant et il épargne bien peu de disciples. Qui sait ce qu'il restera des cinq meilleures ventes du Vif-L'Express d'ici un siècle, deux siècles ?

En attendant, que nous apprennent les « écrivains professionnels » ? Leur écriture s’épuise dans leur paraître. Les apparitions télévisuelles d’un Houellebecq ou d’une Angot rendent leurs écrits facultatifs : ils ont tout dit, tout expliqué devant les caméras et leur style, volontairement nul, « Plateforme », n’apporte aucune plus-value symbolique, spéculative ou intellectuelle. Dès lors, à quoi bon les lire ? Ne parlons même pas de relecture puisque le dernier doit toujours l’emporter sur le précédent. Tout au plus, le bobo disposera-t-il un exemplaire de l’ultime mouture, en évidence dans le salon. 

Aujourd’hui, la véritable expérimentation n’est possible que dans les marges : oui, le compte d’auteur représente un des derniers bastions de liberté créatrice… parce qu’il est à l’abri de la subvention stérilisante, parce qu’il ne repose que sur la volonté de quelques indépendants et surtout, parce qu’il n’intéresse personne.

C’est un chemin de traverse, solitaire et anonyme, « une œuvre édifiée sur le silence et la nuit », d’autant plus précieux que les gestes de partage se répercutent et s’amplifient jusqu’en bas de la pyramide, à notre échelle régionale : aucun auteur authentiquement wallon ne pourra s’exprimer dans les médias belges traditionnels, ni chez les éditeurs de la « communauté française de Belgique », sauf à se cantonner au rôle du gugusse folklorique, du belgo-immigré ou du lèche-bottes royal

Qu'on me permette de conclure avec un exemple typique : dernièrement, « l’autrice » belgicaine Caroline Lamarche, spécialiste des chiens perdus sur l’autoroute, publiait un recueil de témoignages sur les inondations, destiné à nous édifier sur les gentils bénévoles flamands... sans jamais évoquer la concentration des centres d’aides fédéraux au plus proche de la Flandre, ni le « prêt » fédéral à la Wallonie, un peu comme si l’initiative d’une poignée de « bénévoles » suffisait à remplacer la « solidarité nationale » — une solidarité qui n’existe pas en Belgique et qui ne pourra jamais exister, vu la haine ethnique que la Flandre et Bruxelles nous vouent, une haine que tout Wallon digne de ce nom a le droit et le devoir de renvoyer à l’expéditeur. 

Quel rapport avec ce qui précède, me direz-vous ? Eh bien, c’est ça aussi l’office.

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