Source : L’Être et le Neutre, à partir de Maurice Blanchot par Marlène Zarader, éditions Verdier, collection Philia.
Le jour est sans énigme. Parce qu’il est lié à la
lumière, il autorise la présence des choses, leur saisie par une conscience,
ainsi que l’action de l’une sur les autres. Étant le règne du possible, il est
aussi celui du pouvoir. Dans le jour où vivent des hommes qui disposent du
temps, qui dessinent l’histoire, qui édifient un monde.
La nuit est plus mystérieuse ; parce qu’elle est
plus simple. En elle ne s’ouvre que le vide. Tout le lexique de l’abîme, de
l’obscur et des ténèbres, voire du naufrage et de l’horreur, est convoqué pour
la décrire ; mais il échoue à la cerner. Domaine du sans-forme, elle est
parfois liée au mal, mais c’est d’abord qu’elle est liée au rien. Or, le rien
est inépuisable. Pour comprendre en quel sens il peut être dit tel, il faut revenir
aux textes. Le thème de la nuit apparaît dès les tout premiers écrits critiques
de Blanchot (Faux pas, 1943) et il présente déjà certaines des caractéristiques
qui resteront les siennes jusque dans l’œuvre la plus tardive. On en retiendra
quatre.
1. La nuit fait l’objet d’une expérience essentiellement
incommunicable ; elle est vécue sans pouvoir être dite. De même que
l’obscurité ne peut se manifester, l’expérience de la nuit ne peut se
partager : sa teneur même s’oppose à l’ordre du langage.
2. Non seulement elle ne peut être révélée, mais elle
ne le doit pas. Blanchot recourt ici au vocabulaire de l’interdit et de la
transgression : le « crime » (celui de Phèdre dans Faux pas sera
plus tard celui d’Orphée) est d’avoir « voulu révéler ce qui appartenait à
la nuit. » Que celle-ci soit ainsi présentée comme un
« mystère » exigeant d’être caché fournit une indication
capitale : bien qu’elle soit éprouvée, vécue « dans l’âme »,
elle ne se réduit nullement à un affect qui serait susceptible d’une analyse
psychologique. Elle est dotée d’une consistance qu’il faut bien dire
ontologique, elle renvoie à un règne distinct de celui du jour.
Ce règne a une vérité et une puissance propres. Il
suscite « passion » (Phèdre) et « obéissance » (Rimbaud) et
c’est précisément en raison de la vérité qu’elle recèle que la nuit est frappée
d’interdit : une telle vérité doit rester cachée.
3. Pourquoi le doit-elle ? Parce qu’elle a partie
liée avec le jour, de la plus dangereuse façon. Certes, la nuit est bien ce que
le jour referme, ce que le monde dissipe en s’édifiant. Mais elle n’a rien d’un
simple préalable qui serait annulé par ce qui surgit de lui. Elle insiste, et
reste à tout instant susceptible de « dévaster » le jour,
« d’obscurcir le monde », elle « rend à la cruauté de l’ombre
tout ce qui a voulu s’édifier hors de la nuit. » Bref, la nuit ne
disparaît pas dans le jour : elle s’y réserve, pour le miner.
4. L’écriture littéraire ou poétique est la
« manifestation de la nuit. » L’existence même du poète repose ainsi
sur une contradiction, mais c’est cette contradiction qui fait la poésie :
il obéit à la nuit, tout en restant, puisqu’il parle, fidèle au jour.
Que peut-on retenir de cette première caractérisation de la nuit ? Que le règne du jour (dont on inclinerait à penser qu’il n’a pas de dehors, puisqu’il est l’espace de déploiement de tout le possible, dont le lieu du monde et finalement du sens) connaît des accrocs. Qu’il semble parfois se déchirer pour laisser apparaître, sous cette trame de sens, un abîme et que quiconque rencontre l’abîme, fût-ce pour un instant, est transi par cette évidence : sa puissance est supérieure à celle du jour, elle réduit à néant tout ce qui, dans le jour, semblait le mieux assuré. La nuit, dans l’expérience qui en est faite, se présente donc à la fois comme irréductible au jour et comme recélant une formidable objection contre celui-ci : une objection contre la vie, contre le monde, contre le sens et contre la pensée, qui est à leur service. Ainsi, la nuit, quoique muette, a-t-elle toujours le dernier mot.
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