Source : Nymphes par Giorgio Agamben, éditions Presses Universitaires de France, collection Perspectives critique.
Un jour de novembre 1972, Nathan Lerner, photographe et
dessinateur vivant à Chicago, se rendit au 851, Webster Avenue, pour ouvrir la
porte d’une chambre qu’avait habitée pendant près de quarante ans son
locataire, Henry Darger. Darger, qui avait quitté cette chambre quelques jours
plus tôt et avait été transféré dans un hospice pour vieillards, était un homme
tranquille mais quelque peu bizarre. Jusque-là, il avait vécu à la limite de la
misère en faisant la plonge dans un hôpital et les voisins l’entendaient
parfois parler tout seul, en imitant une voix féminine, comme celle d’une
petite fille.
Il ne sortait que rarement, mais, au cours de ses
promenades, on l’avait vu fouiller dans les poubelles comme un clochard.
Pendant les jours d’été où la canicule s’abat brusquement sur Chicago, il
restait assis sur le perron de l’immeuble, fixant le vide, dans la posture où
le montrer l’unique photographie récente. Mais quand Lerner, en compagnie d’un
jeune étudiant, pénétra dans la pièce, il fit une découverte inattendue. Il
n’avait pas été facile de se frayer un chemin entre les amas d’objets en tout
genre (pelotes de fil, bouteilles de bismuth vides, coupures de
journaux) ; mais, empilés dans un coin, sur un vieux coffre, se trouvaient
une quinzaine de volumes dactylographiés, reliés à la main, qui contenaient une
sorte de romance de près de trente mille pages, sous le titre
éloquent : In the Realms of the Unreal.
Comme l’explique le frontispice, il s’agit de l’histoire de sept fillettes, les Vivian girls, qui mènent la rébellion contre les Glandoliniens, de cruels adultes qui asservissent, torturent, étranglent et éventrent les petites filles. Lerner fut plus surpris encore quand il s’aperçut que son locataire solitaire était aussi un peintre, qui avait quarante ans durant illustré son récit de dizaines et de dizaines d’aquarelles ou de panneaux en papier pouvant atteindre trois mètres de long.
Les paysages idylliques, au sein desquels les enfants nues, généralement pourvues d’un petit sexe masculin, vont et viennent, profondément absorbées, ou jouent parmi les fleurs auprès de créatures merveilleuses (les serpents de l’île Blengigloméenne) y alternent parfois avec des scènes sadiques, d’une violence inouïe, où l’on voit les corps des petites filles ligotés, battus, étranglés et enfin ouverts pour être vidés de leurs entrailles sanglantes.
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