Source : L’Être et le Neutre, à partir de Maurice Blanchot par Marlène Zarader, éditions Verdier, collection Philia.
Le premier essai de Levinas se bornait à dresser le
constat du neutre : celui d’un règne sans signification, sans écart, ni
différence, impersonnel et horrible. Ce règne, certes, ne se déploie jamais à
l’état pur ; mais il menace perpétuellement, perdure sous nos expériences
les plus communes, et parfois, en certaines situations-limites, s’entrouvre.
Nous sommes alors livrés à ce qu’il est impossible de soutenir, bien qu’il soit
impossible d’y échapper. Toutefois, à l’instant même où l’évasion est vécue
comme impossible, elle apparaît comme exigence.
Cette aporie, sur laquelle s’achève l’essai de 1935,
peut être tenue pour le point de départ de l’itinéraire de Levinas. Il faut
sortir du Neutre mais comment le peut-on si celui-ci s’impose précisément comme
ce qui est sans issue ? De l’existence à l’existant relève ce pari, que
prolongera Totalité et infini, en explorant méthodiquement un double
chemin.
Le premier est caractéristique de la presque totalité
de la pensée occidentale. Il s’ouvre par la conscience, entendue comme irruption
hors de la participation primitive, donc comme événement inaugural par lequel
devient possible un sujet, un monde et du sens. Mais « dans cet événement
même est déjà inscrit son échec » : parce que le sujet reste un
étant, un substantif dit alors Levinas, il ne peut rompre absolument avec le
fond anonyme de l’être. C’est pourquoi « l’être même » tel qu’il
s’affirme au terme du parcours ouvert par la prise en compte de la
subjectivité, a beau se vouloir ou se dire rupture du neutre, il n’en est que
la « thématisation. »
À l’issue de ce premier chemin, il apparaît que la
« liberté », promise par l’avènement de la conscience et affirmée par
l’ontologie, demeure une « pesanteur » : elle se dit à nouveau,
comme l’il y a qu’elle brise pourtant, en termes
« d’enchaînement » de « fatalité », « d’impossibilité
de s’en défaire. »
Si la conscience, le Moi de l’être ne peuvent arracher
sans retour à la neutralité anonyme de l’il y a (mais y reconduisant au
contraire, selon leurs voies propres), c’est que cet arrachement réclame une
condition qu’ils ne peuvent donner : l’irruption d’une transcendance. Il
ne faut pas se hâter de voir dans cette revendication de la transcendance une
immixtion du théologique au cœur du philosophique. La démarche de Levinas est
plus complexe : l’absolument transcendant (le Tout-Autre ou le Très-Haut,
que la théologie nomme Dieu) se donne au cœur de l’immanence, il affleure à
même la phénoménalité. Il ne peut certes s’y « dévoiler » comme tel,
mais il s’y manifeste en forme de trace ; et la trace du transcendant dans
la phénoménalité se déchiffre sur le visage d’autrui.
Si la thématique du visage n’apparaît qu’avec Totalité
et infini, sa place est déjà dessinée dans De l’existence à l’existant et peut seule
expliquer le second chemin, le seul effectif, envisagé pour sortir du neutre.
Celui-ci ne s’ouvre pas par la conscience (qui voudrait suspendre l’anonymat du
neutre en se posant comme identité) mais il conduit bien au sujet qui
est arraché à l’anonymat en étant appelé par l’Autre, hors du neutre.
C’est dire que l’évasion est possible, qu’elle est même, en un sens même, toujours déjà accomplie, mais qu’elle exige une altérité radicale que le moi ne peut se donner à lui-même, et qui doit donc lui venir d’autrui ; qui lui vient assurément d’autrui, pour autant que celui-ci porte sur son visage, la trace de Dieu. Le second chemin, qui est celui de l’éthique, n’échappe ainsi à la circularité de l’ontologie, au « retour » du neutre, que par la verticalité qu’il suppose.
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