Source : L’Étoile Absinthe : Boulgakov et Pilinak, in. Vers la fin du mythe russe, essais sur la culture russe de Gogol à nos jours, par Georges Nivat, éditions L’Âge d’Homme, collection Slavica, relecture dix ans plus tard.
« Le troisième ange sonna de la trompette et il
tomba du ciel une grande étoile enflammée comme une torche. » La Garde
blanche de Boulgakov est une chronique de la fin des temps. Fin des temps
douillets, fin des intérieurs choyés et protecteurs, fin des appartements
protégés par la pénombre douce et heureuse des abat-jours orange, fin de toutes
les notions morales, et en particulier de celle de l’honneur. Tout un monde
ancien de tradition, de noblesse d’âme, de dévouement, de loyauté dont il ne
reste plus rien. Tout est trahi, souillé, tout sombre dans la pire des
couardises, et les héros n’ont plus qu’à s’écrier : « Fichez le
camp, suivez-nous, sauve qui peut. »
Et pourtant, cette chronique effrayante où tout sombre
dans le grotesque et la puanteur, a néanmoins un quelque chose de léger, de
guilleret, d’alerte, qu’on a du mal à expliquer. Comme si, en dépit des deux
citations de l’Apocalypse qui encadrent le récit, Boulgakov avait quelque
secrète énigme en réserve, une toute petite clé, mais qui ouvrirait la porte de
secours menant de la Ville en folie à la sérénité du Paradis. Ce paradis
moqueur et accueillant que voit en rêve Alexis Tourbine, et où le bon Dieu
tient en réserve une place aussi bien pour les Junkers tombés à Kiev que pour
les communistes que leur mort attend à l’héroïque Perekop.
« Ils ne croient pas en moi, dit le Bon Dieu. Bon,
et alors, que veux-tu que j’y fasse ? À vrai dire, ça ne me fait ni chaud,
ni froid, et à toi non plus. Et à eux pas davantage, parce que moi, votre
croyance, je n’ai rien à y gagner, ni à y perdre. L’un croit, l’autre ne croit
pas, mais vous vous conduisez tous exactement de la même manière : en vous
entre-égorgeant. »
Ce monde où tous se prennent à la gorge, Boulgakov l’a
scruté avec compassion, mais en refusant de partager ses haines. Jeune homme
rêveur et racé, au profil allongé, aux yeux embués, il a lui-même contemplé la
fureur, et, médecin de son métier, il a essayé de soulager les hommes en
fureur. Il appartient au monde qui s’écroule et ne le cache pas.
C’est un peu sa propre famille qui est ici décrite :
cette entente intellectuelle, cette douceur des rapports, cette mutuelle
confiance, ce goût amusé de la mystification qui délivre, ce dégoût naturel du
bourgeois avide, accapareur, poltron, qui se retranche dans son chez soi, et
qui cache son magot derrière la cheminée. Les Tourbine représentent ce que
l’ancienne Russie possédait de mieux, ces aristocrates intellectuels, généreux,
fidèles, libéraux. Eux ne se terrent pas : nous les verrons sortir tous,
pour aller au-devant du danger et mourir s’il le faut.
Mais pour défendre quoi ? La chronique impitoyable de Boulgakov montre, avec quelle ironie, il n’y avait vraiment plus rien à défendre à Kiev, « mère des villes russes », berceau de la Russie, en ce Noël 1918, qu’il a choisi de décrire. La Ville est occupée par des Allemands, prêts à s’enfuir, l’Ukraine est soi-disant gouvernée par un imposteur qui collabore avec les Allemands, mais qui va prendre la fuite comme un lâche dans son train de luxe illuminé. La Ville est cernée par les hordes de Petlioura, une sorte de nouveau Stenka Razine, à la tête d’une cohue de paysans qu’animent la haine e la Ville et l’appétit secret de ses richesses.
Commentaires
Enregistrer un commentaire